Atelier n°. 1, article 9


© Le pouvoir dans l’économie mondiale
Christian Chavagneux

Qui dirige l’économie mondiale ? Qui dispose d’assez d’influence pour que ses décisions contribuent à orienter la mondialisation dans un sens plutôt que dans un autre ? Qui en profite et qui y perd ? A ces questions essentielles, certains apportent des réponses toutes faites : la mondialisation n’est que l’expression, toujours et partout, de l’impérialisme américain, ou bien du pouvoir sans partage des multinationales, ou encore des gnomes de la finance internationale. Pourtant, à chaque fois, on peut trouver des contre-exemples : ainsi, l’économie des Etats-Unis est aussi sensible aux paniques financières internationales que les autres économies ; l’entreprise Monsanto a dû, sous la pression publique, retirer du marché sa semence Terminator, qui n’était utilisable qu’une fois et dans laquelle elle avait investi des milliards.
La réponse à ces questions est donc plus compliquée. Car les sources du pouvoir mondial sont diverses, diffuses, quelquefois aux mains des Etats et, de plus en plus, dans celles d’un vaste ensemble d’acteurs privés. Sans que l’on puisse pour autant résumer la situation à un affrontement entre Etats et marchés. L’histoire, les théories politiques et l’évolution récente du monde montrent qu’acteurs publics et privés vivent en symbiose plus qu’en opposition. Les transformations des Etats, des sociétés et du capitalisme n’obéissent pas à des oppositions figées, mais à des dynamiques conjointes, des compromis en perpétuelle renégociation. L’important est d’arriver à comprendre dans quel sens sont orientées ces dynamiques, par qui, quelles valeurs implicites elles mettent en avant de manière prioritaire (la richesse, la justice, la liberté, l’ordre ?) et à qui cela profite. 

Les économistes sont des conservateurs 

La science économique peut-elle nous aider à nous y retrouver ? Non. Bien que les économistes travaillent sur la mondialisation depuis une bonne dizaine d’années, aucun, à de rares exceptions près (1), ne donne un début de réponse à ces questions essentielles. Pourquoi ? Parce que l’approche économique dominante a voulu se constituer comme " science " en rejetant toute considération politique de son champ d’analyse, comme si l’économie correspondait à un pan autonome de la réalité, que l’on peut comprendre sans la situer dans le temps, dans l’espace et par rapport à l’ensemble des autres dimensions du social.
La réflexion économique dominante ne s’intéresse qu’aux questions d’efficacité : comment faire pour que l’économie mondiale marche mieux, toutes choses égales par ailleurs ? Les économistes sont fondamentalement des conservateurs : l’ordre établi est une donnée dans leurs équations et les solutions qui en ressortent ont d’abord pour objet d’assurer sa pérennité. Il faut alors se tourner vers les politologues spécialistes des relations internationales. Leur double avantage est de disposer à la fois d’une réflexion sur le pouvoir et de s’intéresser de près aux questions économiques. Pourtant, là aussi, la théorie dominante apparaît décevante. Elle fait des Etats des acteurs toujours rationnels, autonomes du reste de la société, qui cherchent à maximiser leur intérêt national sous la contrainte des actions des autres Etats. Ce sont, par principe, les acteurs les plus puissants de la planète : si la mondialisation est telle que nous la connaissons aujourd’hui, c’est parce que les Etats-Unis, le plus fort de ces acteurs, le veulent ainsi. Quand ils ne le voudront plus, la dynamique économique mondiale changera de cap. Une approche qui va à l’encontre des enseignements de l’histoire, de l’analyse du monde contemporain et de la réflexion théorique. 

La montée en puissance des multinationales 

Comme le montre Jacques Adda, de la domination de Venise, au Moyen Age, à l’économie d’aujourd’hui, l’exercice du pouvoir dans l’économie mondiale est le résultat de compromis entre le pouvoir des princes, des marchands et des financiers. La caractéristique principale de notre époque, soulignent alors Thomas J. Biersteker et Rodney B. Hall, est la montée en puissance des autorités autres que les Etats : les multinationales, la société civile internationale et les mafias. Ce changement se produit dans un contexte où les Etats ne sont pas pour autant des spectateurs passifs, ajoute Saskia Sassen. Ce sont partiellement les décisions des gouvernements, ou plutôt d’une partie d’entre eux (au premier rang desquels les ministères des Finances), qui rendent la mondialisation possible.
Au total, comme l’explique Roger Tooze, les frontières entre le privé et le public, le national et l’international, le licite et l’illicite sont en fait très floues. Si l’on y ajoute le rôle des experts en tout genre, celui des maîtres des révolutions technologiques et le pouvoir des idées et des croyances, la capacité d’influence sur la direction prise par l’économie mondiale apparaît fragmentée, diffuse, partagée en de nombreuses mains. Et pas toujours volontaire, ajoute Ronen Palan, à partir de l’exemple des paradis fiscaux : s’ils jouent indéniablement un rôle majeur dans la finance mondiale, leur développement n’est le résultat de la stratégie délibérée d’aucun acteur en particulier… Cette complexité ne doit pourtant pas conduire au pessimisme. En dépit de (ou grâce à ?) cette dispersion du pouvoir, la mobilisation politique peut servir à promouvoir une économie mondiale mieux maîtrisée et plus démocratique. Les domaines prioritaires d’action sont connus : la finance, l’environnement, le commerce, la santé et les normes sanitaires, les normes sociales, la lutte contre le crime, la défense des droits de l’homme, le développement des pays du Sud. Pour le commissaire européen Pascal Lamy, les Etats peuvent arriver à un niveau de coordination tel qu’il leur permettra de reprendre la main dans leurs négociations avec les acteurs privés. Il leur faudra créer une sorte de superinstitution internationale, avec les capacités politiques et juridiques d’arbitrer entre les objectifs des différentes institutions actuelles quand ceux-ci sont contradictoires. Par exemple : quand l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pousse à telle ou telle mesure de libéralisation rapide des marchés, alors que les pays en cause s’appuient sur des expertises scientifiques pour mettre en avant le principe de précaution ou que le Bureau international du travail considère qu’elle conduirait à une remise en cause des droits sociaux. 

Les mouvements citoyens dans le monde sont un espoir 

Pour René Passet, face à la mondialisation économique et à ses nouveaux pouvoirs, la coordination des mouvements citoyens dans le monde porte le plus grand espoir de régulation politique. Certes, ajoutent Roger Tooze et Ronen Palan, les mouvements sociaux internationaux, comme ceux qui œuvrent pour une plus grande transparence des institutions internationales, cherchent à promouvoir un modèle politique assurant un contrôle démocratique du capitalisme. Mais ils ne doivent pas se tromper d’objectif. Plutôt que de crier " A bas les institutions internationales ! ", il vaut mieux proposer les politiques alternatives qu’elles devraient suivre, précise René Passet. Des politiques qui doivent donner la priorité aux dimensions sociales et environnementales, auxquelles devraient être subordonnées les relations marchandes, et qui passent par une prise en compte des intérêts des pays du Sud, ajoute Martin Khor. De plus, il est nécessaire de ne pas s’arrêter à la contestation de ces institutions, mais de s’interroger, dans chaque domaine de régulation souhaité, sur qui dispose du pouvoir de faire bouger les choses. Pour le moment, les mouvements sociaux internationaux restent une force embryonnaire. Des études récentes ont montré que leur capacité d’influence politique sur les institutions internationales et sur les grands débats mondiaux restait faible. Mais leur mobilisation est un réel aiguillon, susceptible d’inciter les gouvernements à la mobilisation.
Aussi, changer la face de l’économie mondiale pour la rendre plus démocratique s’inscrit dans un travail complexe et de longue haleine. " L’une des caractéristiques essentielles de la mondialisation contemporaine est l’importance de l’économie offshore, celle qui est en dehors du contrôle des Etats ", nous rappelle Ronen Palan. Une analyse historique montre que cette économie sans contrôle est née, au fil du temps, de décisions engageant les Etats, les firmes, les experts juridiques et les mafieux, sans qu’aucun d’entre eux ne l’ait délibérément créée. Si le développement de l’offshore est aujourd’hui l’un des obstacles majeurs, si ce n’est le plus important, à une régulation politique de l’économie mondiale, elle est le fruit d’une " tendance inhérente à la symbiose du capitalisme et de l’organisation politique en Etats-nations souverains ".
Les citoyens ne pourront accroître leur capacité d’agir sur l’économie mondiale sans construire de nouvelles institutions politiques, capables d’orienter le capitalisme pour le rendre plus compatible avec les besoins de l’humanité. 

Christian Chavagneux

Sommaire 

Lexique

Les mots-clés : ajustement structurel, consensus de Washington, G7… 

Etat des lieux 

Conflits, autorité et pouvoir
Depuis le Moyen Age, marchands, princes et financiers s’allient et s’affrontent pour exercer leur influence. 

Les multiples facettesdu pouvoir par Jacques Adda
Mille ans d’alliances, de domination et de retournements de situation. 

L’émergence des autorités privées par Thomas J. Biersteker et Rodney B. Hall
Le marché, l’autorité morale exercée par les ONG et le pouvoir illicite des mafias déstabilisent l’Etat souverain. 

" Le national et le mondial ne s’excluent pas " entretien avec Saskia Sassen
La mondialisation a redistribué les cartes entre Etats et acteurs privés. 

Les quatre écoles de la gouvernance mondiale par Roger Tooze
Tour d’horizon des différentes approches de la théorie politique. 

Pouvoir et économie : le divorce
Pour s’édifier en tant que science, l’économie a évacué toute approche politique. 

Comprendre 

Les maîtres du monde en dix fiches
Mafias, experts, ONG… disputent aux Etats et aux marchés leur pouvoir d’influencer l’économie mondiale. 

Les maîtres du monde en dix fiches
Les nations, les institutions, les multinationales, les financiers, les contestataires… 

Enjeux 

Mondialisationet démocratie
Les Etats peuvent reprendre la main avec des projets politiques forts ou en appelant à une révolte commune. 

Faire progresser la gouvernance mondiale par Pascal Lamy
Le déficit de régulation réclame une mobilisation politique 

" Mon grand espoir : la capacité de mobilisation des citoyens " entretien avec René Passet
Les valeurs environnementales et sociales doivent être privilégiées sur les valeurs marchandes. 

L’économie est fondamentalement politique par Roger Tooze
Les intérêts privés ont pénétré le domaine public et la gouvernance démocratique de l’économie mondiale en souffre. 

Renforcer les pouvoirs du Sud par Martin Khor
Le Sud doit élaborer de nouvelles stratégies de développement pour retrouver une capacité d’initiative. 

" Un monde paradoxal " entretien avec Ronen Palan
Les pays du G7 se contentent d’essayer de maintenir le statu quo au sein d’un capitalisme irrationnel. 

Bibliographie
Une sélections de livres, de revues et de sites web pour aller plus loin.

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