Les économistes sont des conservateurs
La science économique peut-elle nous aider à nous y retrouver
? Non. Bien que les économistes travaillent sur la mondialisation
depuis une bonne dizaine d’années, aucun, à de rares exceptions
près (1), ne donne un début de réponse à ces
questions essentielles. Pourquoi ? Parce que l’approche économique
dominante a voulu se constituer comme " science " en rejetant toute considération
politique de son champ d’analyse, comme si l’économie correspondait
à un pan autonome de la réalité, que l’on peut comprendre
sans la situer dans le temps, dans l’espace et par rapport à l’ensemble
des autres dimensions du social.
La réflexion économique dominante ne s’intéresse
qu’aux questions d’efficacité : comment faire pour que l’économie
mondiale marche mieux, toutes choses égales par ailleurs ? Les économistes
sont fondamentalement des conservateurs : l’ordre établi est une
donnée dans leurs équations et les solutions qui en ressortent
ont d’abord pour objet d’assurer sa pérennité. Il faut alors
se tourner vers les politologues spécialistes des relations internationales.
Leur double avantage est de disposer à la fois d’une réflexion
sur le pouvoir et de s’intéresser de près aux questions économiques.
Pourtant, là aussi, la théorie dominante apparaît décevante.
Elle fait des Etats des acteurs toujours rationnels, autonomes du reste
de la société, qui cherchent à maximiser leur intérêt
national sous la contrainte des actions des autres Etats. Ce sont, par
principe, les acteurs les plus puissants de la planète : si la mondialisation
est telle que nous la connaissons aujourd’hui, c’est parce que les Etats-Unis,
le plus fort de ces acteurs, le veulent ainsi. Quand ils ne le voudront
plus, la dynamique économique mondiale changera de cap. Une approche
qui va à l’encontre des enseignements de l’histoire, de l’analyse
du monde contemporain et de la réflexion théorique.
La montée en puissance des multinationales
Comme le montre Jacques Adda, de la domination de Venise, au Moyen Age,
à l’économie d’aujourd’hui, l’exercice du pouvoir dans l’économie
mondiale est le résultat de compromis entre le pouvoir des princes,
des marchands et des financiers. La caractéristique principale de
notre époque, soulignent alors Thomas J. Biersteker et Rodney B.
Hall, est la montée en puissance des autorités autres que
les Etats : les multinationales, la société civile internationale
et les mafias. Ce changement se produit dans un contexte où les
Etats ne sont pas pour autant des spectateurs passifs, ajoute Saskia Sassen.
Ce sont partiellement les décisions des gouvernements, ou plutôt
d’une partie d’entre eux (au premier rang desquels les ministères
des Finances), qui rendent la mondialisation possible.
Au total, comme l’explique Roger Tooze, les frontières entre
le privé et le public, le national et l’international, le licite
et l’illicite sont en fait très floues. Si l’on y ajoute le rôle
des experts en tout genre, celui des maîtres des révolutions
technologiques et le pouvoir des idées et des croyances, la capacité
d’influence sur la direction prise par l’économie mondiale apparaît
fragmentée, diffuse, partagée en de nombreuses mains. Et
pas toujours volontaire, ajoute Ronen Palan, à partir de l’exemple
des paradis fiscaux : s’ils jouent indéniablement un rôle
majeur dans la finance mondiale, leur développement n’est le résultat
de la stratégie délibérée d’aucun acteur en
particulier… Cette complexité ne doit pourtant pas conduire au pessimisme.
En dépit de (ou grâce à ?) cette dispersion du pouvoir,
la mobilisation politique peut servir à promouvoir une économie
mondiale mieux maîtrisée et plus démocratique. Les
domaines prioritaires d’action sont connus : la finance, l’environnement,
le commerce, la santé et les normes sanitaires, les normes sociales,
la lutte contre le crime, la défense des droits de l’homme, le développement
des pays du Sud. Pour le commissaire européen Pascal Lamy, les Etats
peuvent arriver à un niveau de coordination tel qu’il leur permettra
de reprendre la main dans leurs négociations avec les acteurs privés.
Il leur faudra créer une sorte de superinstitution internationale,
avec les capacités politiques et juridiques d’arbitrer entre les
objectifs des différentes institutions actuelles quand ceux-ci sont
contradictoires. Par exemple : quand l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) pousse à telle ou telle mesure de libéralisation rapide
des marchés, alors que les pays en cause s’appuient sur des expertises
scientifiques pour mettre en avant le principe de précaution ou
que le Bureau international du travail considère qu’elle conduirait
à une remise en cause des droits sociaux.
Les mouvements citoyens dans le monde sont un espoir
Pour René Passet, face à la mondialisation économique
et à ses nouveaux pouvoirs, la coordination des mouvements citoyens
dans le monde porte le plus grand espoir de régulation politique.
Certes, ajoutent Roger Tooze et Ronen Palan, les mouvements sociaux internationaux,
comme ceux qui œuvrent pour une plus grande transparence des institutions
internationales, cherchent à promouvoir un modèle politique
assurant un contrôle démocratique du capitalisme. Mais ils
ne doivent pas se tromper d’objectif. Plutôt que de crier " A bas
les institutions internationales ! ", il vaut mieux proposer les politiques
alternatives qu’elles devraient suivre, précise René Passet.
Des politiques qui doivent donner la priorité aux dimensions sociales
et environnementales, auxquelles devraient être subordonnées
les relations marchandes, et qui passent par une prise en compte des intérêts
des pays du Sud, ajoute Martin Khor. De plus, il est nécessaire
de ne pas s’arrêter à la contestation de ces institutions,
mais de s’interroger, dans chaque domaine de régulation souhaité,
sur qui dispose du pouvoir de faire bouger les choses. Pour le moment,
les mouvements sociaux internationaux restent une force embryonnaire. Des
études récentes ont montré que leur capacité
d’influence politique sur les institutions internationales et sur les grands
débats mondiaux restait faible. Mais leur mobilisation est un réel
aiguillon, susceptible d’inciter les gouvernements à la mobilisation.
Aussi, changer la face de l’économie mondiale pour la rendre
plus démocratique s’inscrit dans un travail complexe et de longue
haleine. " L’une des caractéristiques essentielles de la mondialisation
contemporaine est l’importance de l’économie offshore, celle qui
est en dehors du contrôle des Etats ", nous rappelle Ronen Palan.
Une analyse historique montre que cette économie sans contrôle
est née, au fil du temps, de décisions engageant les Etats,
les firmes, les experts juridiques et les mafieux, sans qu’aucun d’entre
eux ne l’ait délibérément créée. Si
le développement de l’offshore est aujourd’hui l’un des obstacles
majeurs, si ce n’est le plus important, à une régulation
politique de l’économie mondiale, elle est le fruit d’une " tendance
inhérente à la symbiose du capitalisme et de l’organisation
politique en Etats-nations souverains ".
Les citoyens ne pourront accroître leur capacité d’agir
sur l’économie mondiale sans construire de nouvelles institutions
politiques, capables d’orienter le capitalisme pour le rendre plus compatible
avec les besoins de l’humanité.
Christian Chavagneux
Sommaire
Lexique
Les mots-clés : ajustement structurel, consensus de Washington, G7…
Etat des lieux
Conflits, autorité et pouvoir
Depuis le Moyen Age, marchands, princes et financiers s’allient et
s’affrontent pour exercer leur influence.
Les multiples facettesdu pouvoir par Jacques Adda
Mille ans d’alliances, de domination et de retournements de situation.
L’émergence des autorités privées par Thomas J.
Biersteker et Rodney B. Hall
Le marché, l’autorité morale exercée par les ONG
et le pouvoir illicite des mafias déstabilisent l’Etat souverain.
" Le national et le mondial ne s’excluent pas " entretien avec Saskia
Sassen
La mondialisation a redistribué les cartes entre Etats et acteurs
privés.
Les quatre écoles de la gouvernance mondiale par Roger Tooze
Tour d’horizon des différentes approches de la théorie
politique.
Pouvoir et économie : le divorce
Pour s’édifier en tant que science, l’économie a évacué
toute approche politique.
Comprendre
Les maîtres du monde en dix fiches
Mafias, experts, ONG… disputent aux Etats et aux marchés leur
pouvoir d’influencer l’économie mondiale.
Les maîtres du monde en dix fiches
Les nations, les institutions, les multinationales, les financiers,
les contestataires…
Enjeux
Mondialisationet démocratie
Les Etats peuvent reprendre la main avec des projets politiques forts
ou en appelant à une révolte commune.
Faire progresser la gouvernance mondiale par Pascal Lamy
Le déficit de régulation réclame une mobilisation
politique
" Mon grand espoir : la capacité de mobilisation des citoyens
" entretien avec René Passet
Les valeurs environnementales et sociales doivent être privilégiées
sur les valeurs marchandes.
L’économie est fondamentalement politique par Roger Tooze
Les intérêts privés ont pénétré
le domaine public et la gouvernance démocratique de l’économie
mondiale en souffre.
Renforcer les pouvoirs du Sud par Martin Khor
Le Sud doit élaborer de nouvelles stratégies de développement
pour retrouver une capacité d’initiative.
" Un monde paradoxal " entretien avec Ronen Palan
Les pays du G7 se contentent d’essayer de maintenir le statu quo au
sein d’un capitalisme irrationnel.
Bibliographie
Une sélections de livres, de revues et de sites web pour aller
plus loin.
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