Atelier N°11, article 11

Eve Channinig :
Alternatives Economiques, n°47, 2001)
 

                                                        Idées, croyances et idéologies
 
 

L'idéologie dominante est aujourd'hui clairement au service des intérêts de ceux qui prônent le libéralisme économique. Mais cette représentation de la mondialisation n'en est pas moins contestée.

Impossible de comprendre le fonctionnement de l'économie mondiale sans prendre en compte le rôle des idées et des croyances dominantes qui amènent à représenter la mondialisation de telle ou telle façon. Car, comme le dit le dicton populaire, « on ne se bat pas contre l'évidence ». Influencer la façon dont l'économie et la politique sont perçues fixe les limites de ce qui est considéré comme normal, naturel, c'est-à-dire ne pouvant faire l'objet d'aucune contestation. Les idées et la façon dont elles sont véhiculées participent donc du système de pouvoir mondial et des possibilités de le contester.

Au service du libéralisme
Aujourd'hui, l'idéologie dominante est clairement au service des intérêts de ceux qui prônent le libéralisme économique. Le gouvernement de Margaret Thatcher, relayé quelques années après par celui de Ronald Reagan y ont joué un grand rôle. Mais ces dirigeants politiques ont aussi été le relais de croyances patiemment construites avant leur arrivée au pouvoir et remises au goût du jour par le ralentissement de la croissance et la montée de l'inflation, observés dans les pays développés à partir des années 70. Le poids croissant de la contrainte extérieure, dans une économie en voie de mondialisation, a également contribué à l'affaiblissement de l'influence des idées keynésiennes, tandis que l'apparition d'un chômage de masse redonnait paradoxalement du lustre aux analyses libérales du marché du travail.

Mais le retour en vogue du libéralisme économique a été soutenu par l'action de groupes de pression qui attendaient leur heure. Dès les années 30, les idéologues libéraux avaient tiré la leçon de l'action menée par John Maynard Keynes. Alors que, face à la crise, les électeurs rendaient les gouvernements comptables de l'état de l'économie et du niveau de l'emploi, Keynes voulait mettre l'économiste au coeur de la décision publique:
« Il savait que sa théorie économique devait être utilisable par les politiciens et les hauts fonctionnaires facilement applicable et source de dividendes politiques. Mais il comprenait aussi qu 'avant de gagner la bataille politique, il devait gagner la bataille intellectuelle », rapporte son meilleur biographe, Robert Skidelsky. Une leçon que ne manqueront pas de retenir ses adversaires (voir encadré).

La montée en puissance des croyances libérales en matière économique dans les années 80 a aussi été facilitée par l'activité de nombreuses structures regroupant économistes, hommes d'affaires et hauts fonctionnaires. La Société du Mont Pèlerin (qui regroupe les fidèles de Hayek), le Forum de Davos, le quotidien américain Wall Street Journal et bien d'autres médias, des universités (celle de Chicago, notamment) et des centres des recherches ont puissamment relayé la vision libérale du monde au cours des années 80 et 90. Les élites politiques des pays du Nord en sont ainsi toutes venues à considérer que la libéralisation financière était inéluctable, que les entreprises publiques étaient par principe inefficaces, que l'inflation était le pire des maux, etc.

Le relais des institutions internationales
Une idéologie commune s'est ainsi répandue à l'intérieur de ce que le chercheur canadien Stephen Gill qualifie de « nébuleuse du G7 », qui regroupe toutes les élites publiques et privées qui s'accordent sur les vertus du libéralisme économique dans les pays riches. Cette vision du monde est présentée comme le fruit d'un consensus éclairé sur la meilleure façon de faire fonctionner l'économie mondiale, alors qu'elle sert plutôt des intérêts particuliers, ceux des firmes multinationales, des investisseurs financiers et des rentiers. « Une théorie sert toujours quelqu'un ou un projet particulier », explique le politologue Robert Cox.

Ainsi, ce n'est pas un hasard Si le chercheur japonais Kenichi Ohmae a publié ses ouvrages sur la mondialisation de l'activité des firmes au moment où les multinationales japonaises investissaient énormément aux Etats-Unis et en Europe, au début des années 90. Les travaux de Ohmae présentaient cette mondialisation comme un mouvement inéluctable, indiquant aux gouvernements occidentaux qu'il était inutile de lutter contre elle, ses conclusions sur la nécessité pour les multinationales de respecter les cultures locales des pays où elles s'installent indiquant aux autres membres du G7 qu'ils ne devaient pas craindre les firmes japonaise…

Les institutions économiques internationales, comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l'Organisation mondiale du commerce (OMC), sont des promoteurs importants des intérêts en place. C'est ainsi que, confrontées à la chute du Mur de Berlin et à l'effondrement de la Russie, elles ont mis toutes leurs forces idéologiques et leurs moyens financiers au service de l'idée que ces pays devaient d'abord construire des marchés efficaces et que l'organisation politique et les institutions nécessaires pour les faire fonctionner viendraient d'elles-mêmes ensuite. C'est ainsi que FMI et Banque mondiale ont développé le « consensus de Washington », un ensemble de prescriptions libérales à destination des pays en développement demandant leur soutien.

Les moyens financiers dont elles disposent leur permettent aussi de financer des recherches qui vont dans le sens de la reproduction de leurs idées. Ce qui ne veut pas dire qu'elles ne peuvent pas connaître quelques évolutions. Il apparaît ainsi que la crise asiatique de 1997 a suffisamment effrayé les dirigeants du 67 pour que leur confiance dans les forces du marché ait un peu diminué. Lidée qu'un pays puisse décider de contrôler ses mouvements de capitaux internationaux n'est désormais plus taboue et les problèmes créés par les dysfonctionnements de la finance internationale sont désormais reconnus.

Idéologies de la contestation
La contestation de l'idéologie dominante passe également par la formation de croyances alternatives, qui contribuent à orienter les actions de contestation. Par définition, cette construction intellectuelle ne passe pas par les canaux établis de domination, mais s'appuie sur ce que la chercheuse britannique Susan Strange qualifiait de « collèges invisibles », des ensembles de réseaux, publications, conférences, etc., qui tentent de se faire entendre.

  Les mouvements sociaux transnationaux, animés par des organisations non gouvernementales (ONO) comme Attac, jouent actuellement un rôle mobilisateur important dans la remise en cause de l'orientation libérale de la mondialisation. Elles organisent une circulation internationale de l'information, qui permet de confronter et de regrouper de nombreux points de vue. Elle contribue aussi à montrer que la forme actuelle de la mondialisation n'a rien de naturel et d'inéluctable, mais qu'elle résulte d'une construction politique et sociale et peut faire l'objet d'une contestation. Si cette mobilisation internationale ne leur permet pas d'être en position de prendre des décisions importantes, susceptibles de changer tout de suite la face du monde, elle participe d'un combat d'influence au niveau des idées qui est loin d'être négligeable (1).
 

(1) La vision américaine du monde : "Nombre de prix Nobel par pays"

L'attribution du prix Nobel d'économie permet de donner une tribune internationale aux chercheurs qui le reçoivent SollicItés pour des conférences, des articles, des conseils auprès des hauts fonctionnaires et des ministres, leur influence sur la façon de représenter l'économie est réelle. De plus, ils bénéficient d'une autorité morale qui leur permet de s'exprimer, au-delà de leur champ d'activité, sur les grands problèmes mondiaux. Comme le souligne Josepha Laroche, professeur de science politique à l'université de Rouen, « les Nobel utilisent la légitimité qu'ils ont acquise dans leur domaine de compétence pour prétendre à l'universialité. (...) Source d'honneur; le prix qui leur est attribué les distingue du commun : de simples personnes privées, il les transforme en figures emblématiques de renommée mondiale » (voir son ouvrage, Politique internationale, éd. LGDJ, 2000). A ce jeu d'influence mondial, les économistes américains sont nettement gagnants.

L'exemple britannique
Pour retrouver les racines intellectuelles du thatcherisme, c'est curieusement à Keynes qu'il faut remonter. Parmi les membres de I'Economic Advisory Council (EAC), créé à l'initiative de Keynes pour conseiller le gouvernement travailliste de Ramsey Mac Donald, se trouvait un jeune professeur d'économie de la London School of Economics (LSE), défenseur de l'idée libérale, Lionel Robbins Non content de s'opposer à Keynes au sein du conseil, Robbins décide de pousser plus loin la contreattaque idéologique. Il organise un groupe de travail à la LSE qui, comme l'a montré le travail du chercheur britannique Richard Cockett, va servir de base à la montée de l'idée libérale au Royaume-uni. b première réussite du groupe est de libérer un poste de professeur pour l'économiste autrichien Friedrich Hayek, penseur majeur du libéralisme, qui vient donc enseigner à Londres. Puis ces chercheurs vont développer des liens avec différents think tanks, dont l'institute of Economic Policy, qui les mettent en contact avec le monde des affaires. Des textes sont publiés, des séminaires et des conférences sont organisés, qui finissent par attirer des membres du Parti conservateur, en particulier ceux qui mettent beaucoup d'espoir dans l'avenir politique d'un de leurs dirigeants, Margaret Thatcher.

Le groupe va survivre au fil des années et devenir l'un des principaux fournisseurs d'idées du gouvernement de la Dame de Fer. Des recherches récentes du britannique Gary Burn ont montré par ailleurs que ce groupe était aussi en contact étroit avec les dirigeants de la Banque d'Angleterre, qui n'ont jamais adhéré aux thèses keynésiennes et se sont mobilisés pour promouvoir les thèses libérales.