Atelier 11, article 8


© Le Monde diplomatique
(avril 1999)
L'IDÉOLOGIE DE L'INSÉCURITÉ :
Ce vent punitif qui vient d'Amérique
par Loïc Wacquant

Ne s'agit-il que d'une coïncidence ? Au moment où, dans l'indifférence apparente des gouvernements, l'annonce d'énormes regroupements industriels ou bancaires se généralise aux Etats-Unis et en Europe, les responsables politiques rivalisent d'imagination et de projets en matière de lutte contre la délinquance. Les grands médias, oubliant trop souvent que les « violences urbaines » ont aussi leur source dans la généralisation de l'insécurité sociale, concourent à cette façon biaisée de définir les menaces qui pèseraient sur nos sociétés. Certains des remèdes proposés couramment (« tolérance zéro », couvre-feux, suppression des allocations familiales versées aux parents des délinquants, durcissement de la répression des mineurs), s'inspirent d'ailleurs de l'exemple américain. Et risquent, comme aux Etats-Unis, de conduire à une généralisation du contrôle social doublée d'un envol du taux d'incarcération.

DEPUIS quelques années monte à travers l'Europe une de ces paniques morales capables, par son ampleur et sa virulence, d'infléchir les politiques étatiques et de redessiner la physionomie des sociétés qu'elle atteint. Son objet apparent, trop apparent justement, puisqu'il tend à envahir le débat public : la délinquance des « jeunes », les « violences urbaines », les désordres dont les « quartiers sensibles » seraient le creuset, et les « incivilités » dont leurs habitants seraient les premiers coupables. Autant de termes qu'il convient de garder entre guillemets, car leur signification est aussi floue que les phénomènes qu'ils sont supposés désigner, dont rien ne prouve qu'ils soient propres aux « jeunes », à certains « quartiers », et encore moins « urbains ».

Ces notions s'inscrivent dans une constellation de termes et de thèses venus des Etats-Unis, sur le crime, la violence, la justice, l'inégalité et la responsabilité, qui se sont insinués dans le débat européen jusqu'à lui servir de cadre et qui doivent l'essentiel de leur pouvoir de conviction à leur omniprésence et au prestige retrouvé de leurs propagateurs (1). La banalisation de ces analyses dissimule un enjeu qui n'a que peu à voir avec les problèmes auxquels ils se réfèrent ostensiblement : la redéfinition des missions de l'Etat, qui, partout, se retire de l'arène économique et affirme la nécessité de réduire son rôle social et celle d'élargir, en la durcissant, son intervention pénale.

L'Etat-providence européen se devrait désormais de maigrir, puis de sévir envers ses ouailles dissipées et d'élever la « sécurité », définie étroitement en termes physiques et non en termes de risques de vie (salariale, sociale, médicale, éducative, etc.), au rang de priorité de l'action publique. Effacement de l'Etat économique, abaissement de l'Etat social, renforcement et glorification de l'Etat pénal : le « courage » civique, la « modernité » politique, l'audace progressiste même commanderaient d'embrasser les poncifs et les dispositifs sécuritaires les plus éculés (2).

Il faudrait reconstituer, maillon par maillon, la longue chaîne des institutions, agents et supports discursifs (notes de conseillers, rapports de commission, missions d'officiels, échanges parlementaires, colloques d'experts, livres savants ou grand public, conférences de presse, articles de journaux et reportages télévisuels, etc.) par laquelle le nouveau sens commun pénal visant à criminaliser la misère - et, par ce biais, à normaliser le salariat précaire -, incubé aux Etats-Unis, s'internationalise sous des formes plus ou moins modifiées et méconnaissables (y compris parfois par ceux-là mêmes qui le propagent), à l'instar de l'idéologie économique et sociale fondée sur l'individualisme et la marchandisation dont il est la traduction et le complément en matière de « justice ».

Ce vaste réseau de diffusion part de Washington et de New York, traverse l'Atlantique pour s'arrimer à Londres et, de là, étend ses canaux à travers tout le continent. Son origine se trouve dans le complexe formé par les organes de l'Etat américain officiellement chargés de mettre en oeuvre et en vitrine la « rigueur pénale », dont le ministère fédéral de la justice et le département d'Etat (qui, par le truchement de ses ambassades, milite activement, dans chaque pays hôte, en faveur de politiques pénales ultrarépressives, particulièrement en matière de stupéfiants), les organismes parapublics et professionnels liés à l'administration policière et pénitentiaire, ainsi que par les médias et les entreprises privées participant à l'économie de l'emprisonnement (firmes d'incarcération, de santé pénitentiaire, de construction, de technologies d'identification et de surveillance, etc.) (3).

Mais, dans ce domaine comme dans bien d'autres, le secteur privé apporte une contribution décisive à la conception et à la réalisation de la « politique publique ». De fait, le rôle éminent qui incombe aux think tanks néoconservateurs dans la constitution puis l'internationalisation de la nouvelle doxa punitive met en exergue les liens organiques, tant idéologiques que pratiques, entre le dépérissement du secteur social de l'Etat et le déploiement de son bras pénal.

Londres, terre d'accueil européenne

EN effet, les « boîtes à idées » et instituts de conseil qui, sur les deux rives de l'Atlantique, ont préparé l'avènement du « libéralisme réel », sous M. Ronald Reagan et Mme Margaret Thatcher, par un patient travail de sape intellectuelle des notions et des politiques keynésiennes sur le front économique et social entre 1975 et 1985, ont également fait office, avec une décennie de décalage, d'oléoduc alimentant les élites politiques et médiatiques en concepts, principes et mesures à même de justifier et d'accélérer l'instauration d'un appareil pénal aussi prolixe que protéen. Les mêmes qui hier militaient, avec le succès que l'on peut constater, en faveur du « moins d'Etat » pour ce qui relève des prérogatives du capital et de l'utilisation de la main- d'oeuvre exigent aujourd'hui avec tout autant d'ardeur « plus d'Etat » pour masquer et contenir les conséquences sociales délétères, dans les régions inférieures de l'espace social, de la dérégulation du salariat et de la détérioration de la protection sociale.

Côté américain, plus encore que l'American Enterprise Institute, le Cato Institute et la fondation Heritage (4), c'est le Manhattan Institute qui a popularisé les discours et les dispositifs visant à réprimer les « désordres » entretenus par ceux qu'Alexis de Tocqueville, déjà, appelait « la dernière populace de nos grandes villes ». En 1984, l'organisme fondé par Anthony Fischer (le mentor de Mme Thatcher) et William Casey (qui sera directeur de la CIA pendant la présidence de M. Reagan) pour appliquer les principes de l'économie de marché aux problèmes sociaux met sur orbite Losing Ground, l'ouvrage de Charles Murray qui servira de bible à la croisade de M. Reagan contre l'Etat-providence. Selon ce livre, l'excessive générosité des politiques d'aide aux démunis serait responsable de la montée de la pauvreté aux Etats-Unis : elle récompense l'inactivité et induit la dégénérescence morale des classes populaires, notamment ces unions « illégitimes » qui seraient la cause ultime de tous les maux des sociétés modernes, dont les « violences urbaines ».

Au début des années 90, le Manhattan Institute organise une conférence puis publie un numéro spécial de sa revue City sur la « qualité de vie ». L'idée-force en est que l' « inviolabilité des espaces publics » est indispensable à la vie urbaine et, a contrario, que le « désordre » dans lequel les classes pauvres se complaisent est le terreau naturel du crime. Parmi les participants à ce « débat », le procureur-vedette de New York, M. Rudolph Giuliani, qui vient de perdre les élections municipales face au démocrate noir David Dinkins et qui va puiser là les thèmes de sa campagne victorieuse de 1993. En particulier les principes directeurs de la politique policière et judiciaire qui fera de New York la vitrine mondiale de la doctrine de la « tolérance zéro » accordant aux forces de l'ordre un blanc-seing pour pourchasser la petite délinquance et repousser les sans-abri dans les quartiers déshérités.

C'est encore et toujours le Manhattan Institute qui, dans la foulée, vulgarise la théorie dite « du carreau cassé », formulée en 1982 par James Q. Wilson et George Kelling dans un article publié par le magazine Atlantic Monthly : adaptation du dicton populaire « qui vole un oeuf vole un boeuf », cette prétendue « théorie » soutient que c'est en luttant pied à pied contre les petits désordres quotidiens que l'on fait reculer les grandes pathologies criminelles. Jamais validé empiriquement, ce postulat sert d'alibi à la réorganisation du travail policier impulsée par M. William Bratton, le responsable de la sécurité du métro de New York promu chef de la police municipale.

Objectif de cette réorganisation : apaiser la peur des classes moyennes et supérieures - celles qui votent - par le harcèlement permanent des pauvres dans les espaces publics (rues, parcs, gares, bus et métro, etc.). A cela trois moyens : le décuplement des effectifs et des équipements des brigades, la dévolution des responsabilités opérationnelles aux commissaires de quartier avec obligation chiffrée de résultat et un quadrillage informatisé (avec fichier central signalétique et cartographique consultable sur les micro- ordinateurs de bord des voitures de patrouille) qui permet le redéploiement continuel et l'intervention quasi instantanée des forces de l'ordre, débouchant sur une application inflexible de la loi, particulièrement à l'encontre des nuisances mineures tels l'ébriété, le tapage, la mendicité, les atteintes aux moeurs, et « autres comportements antisociaux associés aux sans-abri », selon la terminologie de George Kelling.

C'est à cette nouvelle politique que les autorités de la ville, mais aussi les médias nationaux et internationaux, attribuent la baisse de la criminalité à New York ces dernières années. Pourtant, la baisse a précédé de trois ans l'instauration de cette tactique policière, et elle s'observe aussi dans des villes qui ne l'appliquent pas.

Parmi les conférenciers invités en 1998 par le Manhattan Institute à son prestigieux luncheon forum auquel assiste le gratin de la politique, du journalisme et des fondations de philanthropie et de recherche de la Côte est : M. William Bratton, promu « consultant international » en police urbaine, qui a monnayé la gloire d'avoir « stoppé l'épidémie du crime » à New York en une simili-biographie au moyen de laquelle il prêche la « tolérance zéro » aux quatre coins de la planète (5). A commencer par la Grande-Bretagne, terre d'accueil et sas d'acclimatation de ces politiques en vue de la conquête de l'Europe.

Côté britannique, l'Adam Smith Institute, le Centre for Policy Studies et l'Institute of Economic Affairs (IEA) ont oeuvré de concert à la dissémination des conceptions néolibérales en matière économique et sociale (6), mais aussi des thèses punitives élaborées aux Etats-Unis et introduites du temps de M. John Major avant d'être reprises et amplifiées par M. Anthony Blair. Par exemple, fin 1989, l'IEA (fondé, comme le Manhattan Institute, par Anthony Fischer, sous le haut patronage intellectuel de Friedrich von Hayek) orchestrait à l'initiative de M. Rupert Murdoch une série de rencontres et publications autour de la « pensée » de Charles Murray. Ce dernier adjurait alors les Britanniques de comprimer drastiquement leur Etat-providence afin d'enrayer l'émergence d'une prétendue « underclass » de pauvres aliénés, dissolus et dangereux, cousine de celle qui « dévaste » les villes des Etats-Unis à la suite des mesures sociales instaurées lors de la « guerre à la pauvreté » des années 60 (7).

Cette intervention, très médiatisée, donna lieu à la publication d'un livre collectif dans lequel on peut lire, à côté des ruminations de M. Murray sur la nécessité de faire peser la « force civilisatrice du mariage » sur les « jeunes hommes noirs qui sont essentiellement des barbares », un chapitre dans lequel M. Frank Field, responsable du secteur du welfare au sein du Parti travailliste et futur ministre des affaires sociales de M. Blair, préconise des mesures visant à empêcher les filles-mères d'avoir des enfants et à contraindre les « pères absents » à assumer la charge financière de leur progéniture illégitime. Où l'on voit se dessiner un franc consensus entre la droite américaine la plus réactionnaire et l'avant-garde autoproclamée de la « nouvelle gauche » européenne autour de l'idée que les « mauvais pauvres » doivent être repris en main (de fer) par l'Etat.

Quand M. Murray revient à la charge en 1994, lors d'un nouveau séjour à Londres, la notion d' underclass est entrée dans le langage politique et il n'a aucun mal à convaincre son auditoire que ses sombres prévisions de 1989 se sont réalisées : l'« illégitimité », la « dépendance » et la criminalité ont augmenté de concert parmi les nouveaux pauvres d'Albion et, ensemble, elles menacent de mort subite la civilisation occidentale (8). De sorte que, en 1995, c'est au tour de son compagnon de lutte idéologique, M. Lawrence Mead, politologue néoconservateur de la New York University, de venir expliquer aux Britanniques que, si l'Etat doit s'interdire d'aider les pauvres matériellement, il lui incombe de les soutenir moralement en leur imposant de travailler. C'est le thème, canonisé depuis par M. Anthony Blair, des « obligations de la citoyenneté », qui justifie l'institution du salariat forcé dans des conditions dérogatoires au droit social et au droit du travail pour les personnes « dépendantes » des aides de l'Etat - en 1996 aux Etats-Unis et trois ans plus tard au Royaume-Uni (9).

L'Etat paternaliste se doit aussi d'être un Etat punitif : en 1997, l'IEA fait encore revenir Charles Murray pour, cette fois, promouvoir l'idée que « la prison marche » et que les dépenses pénitentiaires sont un investissement réfléchi et rentable pour la société. Charles Murray s'appuie sur une étude « bidon » du ministère fédéral de la justice concluant que le triplement de la population carcérale aux Etats-Unis entre 1975 et 1989 aurait, par son seul effet « neutralisant », prévenu 390 000 meurtres, viols et vols avec violences lors de la seule année 1990 (10).

« Tolérance zéro ! »

QUELQUES mois après la visite de Charles Murray, l'IAE invitait l'ex-chef de la police new-yorkaise, M. William Bratton, pour populariser la « tolérance zéro » au cours d'une conférence de presse maquillée en colloque à laquelle participaient des responsables de la police britannique. La « tolérance zéro » est en effet le complément policier de l'incarcération de masse à laquelle conduit la pénalisation de la misère en Grande-Bretagne comme aux Etats-Unis. Lors de cette rencontre, à laquelle des médias dociles donnèrent un grand retentissement, on apprit que « les forces de l'ordre en Angleterre et aux Etats-Unis s'accordent de plus en plus à penser que les comportements criminels et proto-criminels (“subcriminal”) comme le jet d'ordures, l'insulte, le graffitage et le vandalisme doivent être fermement réprimés afin d'empêcher des comportements criminels plus graves de se développer ».

La rencontre se prolongea comme de coutume par la publication d'un ouvrage collectif, Tolérance zéro : Comment policer une société libre, dont le titre résume la philosophie politique : « libre », c'est-à- dire libérale et non interventionniste « en haut », en matière de fiscalité et d'emploi notamment ; intrusive et intolérante « en bas », pour tout ce qui touche aux comportements publics des membres de classes populaires pris en tenaille par la généralisation du sous-emploi et du salariat précaire, d'un côté, et le recul de la protection sociale et l'indigence des services publics, de l'autre. Ces notions ont servi de cadre à la loi sur le crime et le désordre votée par le Parlement néotravailliste en 1998, la plus répressive de l'après-guerre. Le premier ministre britannique motivait son soutien à la « tolérance zéro » en ces termes : « Il est important de dire que nous ne tolérons plus les infractions mineures. Le principe de base ici, c'est de dire que, oui, il est juste d'être intolérant envers les sans-abri dans la rue (11). »

Du Royaume-Uni, les notions et les dispositifs promus par les « boîtes à idées » néoconservatrices des Etats-Unis se sont répandus à travers l'Europe. Au point qu'il est difficile pour un officiel européen de s'exprimer sur la « sécurité » sans que sorte de sa bouche quelque slogan made in USA, fût-il affublé, ainsi que l'exige sans doute l'honneur national, de l'adjectif « républicain » : « tolérance zéro », couvre-feu, dénonciation de la « violence des jeunes » (c'est- à-dire des jeunes dits immigrés des quartiers mis en jachère économique), focalisation sur les petits trafiquants de drogue, assouplissement de la frontière juridique entre mineurs et adultes, incarcération des jeunes multirécidivistes, privatisation des services de justice, etc.

L'exportation des thèmes et des thèses sécuritaires incubés aux Etats-Unis aux fins de réaffirmer l'emprise morale de la société sur ses « mauvais » pauvres et de dresser le (sous-)prolétariat à la discipline du nouveau marché du travail n'est si florissante que parce qu'elle rencontre l'assentiment des autorités des divers pays destinataires. Cet assentiment prend des formes variées : enthousiaste et assumé dans le cas de M. Anthony Blair, honteux et gauchement dénié chez M. Lionel Jospin, avec toute une gamme de positions intermédiaires. C'est dire qu'il faut compter au nombre des agents de l'entreprise transnationale visant à faire accepter comme allant de soi le nouvel ethos punitif les dirigeants et les fonctionnaires des Etats européens qui se rallient à l'impératif du « rétablissement » de l'ordre (républicain) après s'être convertis aux bienfaits du marché (dit libre) et à la nécessité du « moins d'Etat » (social, s'entend). Là, on a renoncé à mettre des emplois, on mettra désormais des commissariats, en attendant sans doute de bâtir des prisons. L'expansion de l'appareil policier et pénal peut d'ailleurs contribuer à la création de postes de travail dans la surveillance des rebuts du monde du travail : les 20 000 adjoints de sécurité et 15 000 agents locaux de médiation, qu'il est prévu de masser dans les « quartiers sensibles » d'ici à la fin 1999, représentent un bon dixième des emplois-jeunes promis par le gouvernement français.

Au nom d'une simili-science

LES pays importateurs des instruments américains d'une pénalité résolument offensive, adaptée aux missions qui incombent aux institutions policière et pénitentiaire dans la société néolibérale avancée, ne se contentent pas de recevoir ces outils. Ils les empruntent souvent de leur propre initiative et les adaptent à leurs besoins et à leurs traditions nationales, politiques autant qu'intellectuelles, par le biais notamment de ces « missions d'études » qui se multiplient à travers l'Atlantique.

A l'instar de Gustave de Beaumont et d'Alexis de Tocqueville, partis au printemps 1831 en excursion carcérale sur le « sol classique du système pénitentiaire », parlementaires, pénologues et hauts fonctionnaires de l'Union européenne se rendent régulièrement en pèlerinage à New York, Los Angeles et Houston, dans le but de « pénétrer les mystères de la discipline américaine » et avec l'espoir d'en faire jouer les « ressorts secrets » dans leur patrie (12). Ainsi, c'est à la suite d'une mission, financée par Corrections Corporation of America, première firme d'incarcération privée des Etats-Unis, que Sir Edward Gardiner, président de la commission des affaires intérieures de la Chambre des Lords, a pu découvrir les vertus de la privatisation pénitentiaire et aiguiller le Royaume-Uni vers l'emprisonnement à but lucratif. Avant de devenir lui-même membre du conseil d'administration de l'une des principales entreprises qui se partagent le juteux marché du châtiment (puisque le nombre de pensionnaires dans les prisons privées britanniques est passé de 200 à 3 800 entre 1993 et 1998). Autre médiation par laquelle s'effectue la diffusion en Europe du nouveau sens commun pénal : les rapports officiels, ces écrits pré-pensés au moyen desquels les gouvernants habillent les décisions qu'ils entendent prendre des oripeaux de cette simili-science que les chercheurs les plus accordés à la problématique médiatico-politique du moment sont spécialement aptes à produire sur commande. Ces rapports sont fondés sur le contrat qui suit : en contrepartie d'une notoriété médiatique fugace, le chercheur sollicité accepte d'abjurer son autonomie intellectuelle, qui requiert de rompre avec la définition officielle du « problème social » assigné et d'analyser sa préconstruction politique, administrative et journalistique.

Ces travaux s'appuient sur les rapports produits, dans des circonstances et selon des canons analogues, dans les sociétés prises comme « modèles » ou sollicitées par « comparaison », de sorte que le sens commun gouvernemental d'un pays trouve caution dans le sens commun étatique de ses voisins selon un processus de renforcement circulaire. Un exemple parmi d'autres : on est abasourdi de découvrir en annexe du rapport de la mission confiée par M. Lionel Jospin aux députés socialistes Christine Lazerges et Jean-Pierre Balduyck sur les « Réponses à la délinquance des mineurs » une note de M. Hubert Martin, conseiller pour les affaires sociales auprès de l'ambassade de France aux Etats-Unis, dressant un panégyrique des couvre- feux imposés aux adolescents dans les métropoles américaines (13). Ce fonctionnaire reprend à son compte les résultats d'une pseudo-enquête réalisée et publiée par l'Association nationale des maires des grandes villes des Etats- Unis dans le but de défendre ce gadget policier qui tient une place de choix dans leur « vitrine » médiatique de la sécurité.

En vérité, ces programmes n'ont aucune incidence mesurable sur la délinquance, qu'ils se contentent de déplacer dans le temps et l'espace. Ils sont fort coûteux en hommes et en moyens, puisqu'il faut arrêter, enregistrer, transporter, et éventuellement détenir chaque année des dizaines de milliers de jeunes qui n'ont contrevenu à aucune loi. Et loin de faire l'objet d'un « consensus local », ils sont vigoureusement combattus devant les tribunaux en raison de leur application discriminatoire et de leur vocation répressive qui contribue à criminaliser les jeunes de couleur des quartiers ségrégués (14). On voit ici comment une mesure policière dépourvue d'effets - autres que criminogènes et liberticides - et de justifications - si ce n'est médiatiques - parvient à se généraliser, chaque pays prenant prétexte du « succès » des autres en la matière pour l'adopter.

Gestation et dissémination, nationale d'abord puis internationale, par les think tanks américains et leurs alliés dans les champs bureaucratique et médiatique, de termes, théories et mesures qui s'imbriquent pour, ensemble, pénaliser l'insécurité sociale et ses conséquences. Emprunt, partiel ou intégral, conscient ou inconscient, requérant un travail d'adaptation à l'idiome culturel et aux traditions étatiques propres aux différents pays récepteurs, par les officiels qui les mettent en pratique. Une troisième opération - la mise en forme savante - vient redoubler ce travail et accélérer le trafic des catégories de l'entendement néolibéral qui circulent désormais à flux tendu de New York à Londres, puis Paris, Bruxelles, Munich, Milan et Madrid.

C'est par l'entremise des échanges, interventions et publications à caractère universitaire, réel ou simulé, que les « passeurs » intellectuels reformulent ces catégories dans une sorte de pidgin politologique, suffisamment concret pour accrocher les responsables politiques et les journalistes soucieux de « coller à la réalité » (telle que la projette la vision autorisée du monde social), mais suffisamment abstrait pour les débarrasser des marques trop flagrantes qu'elles doivent aux particularités de leur contexte national d'origine. De telle manière que ces notions deviennent des lieux communs sémantiques où se retrouvent tous ceux qui, par-delà les frontières de métier, d'organisation et de nationalité, et même d'affiliation politique, pensent spontanément la société néolibérale avancée comme elle souhaite l'être.

On en a la démonstration éclatante avec ce spécimen exemplaire de recherche sur un faux objet entièrement préconstruit par le sens commun politico-médiatique du moment, puis « vérifié » par des données glanées au fil de reportages d'hebdomadaires, de sondages d'opinion et de publications officielles, mais dûment « authentifiées » (aux yeux du lecteur novice) par quelques rapides visites dans les quartiers incriminés (au sens littéral du terme), qu'est l'ouvrage Les Villes face à l'insécurité : des ghettos américains aux banlieues françaises (15). Le titre est à lui seul une sorte de condensé prescriptif de la nouvelle doxa d'Etat en la matière : il suggère ce qu'il faut penser sur la nouvelle rigueur policière et pénale qu'on annonce tout à la fois comme inéluctable, urgente et bénéfique. Une citation, tirée des lignes qui ouvrent le livre, suffit ici : « La croissance inexorable des phénomènes de violence urbaine plonge tous les spécialistes dans la perplexité. Faut-il opter pour le “tout-répressif”, concentrer les moyens sur la prévention ou chercher une voie médiane ? Doit-on combattre les symptômes ou s'attaquer aux causes profondes de la violence et de la délinquance ? Selon un sondage... »

La gestion policière de la misère

ON trouve ici réunis tous les ingrédients de la simili-science politique dont raffolent les technocrates des cabinets ministériels et les pages « idées » des grands quotidiens : un fait de départ qui est tout sauf avéré ( « croissance inexorable ») mais dont on soutient qu'il troublerait jusqu'aux « spécialistes » (il n'est pas dit lesquels, et pour cause) ; une catégorie de l'entendement bureaucratique (« violence urbaine ») sous laquelle chacun peut mettre ce qui lui sied ; un sondage qui ne mesure pas grand-chose de plus que l'activité de l'institut qui le produit ; et une série de fausses alternatives répondant à une logique d'intervention bureaucratique (répression ou prévention) que l'auteur se propose de trancher alors qu'elles sont déjà résolues en filigrane dans la question posée.

Tout ce qui suit, sorte de catalogue des clichés américains sur la France et français sur l'Amérique, permettra de présenter comme une « voie médiane », conforme à la raison (d'Etat), la dérive pénale préconisée par le gouvernement socialiste en place, sous peine de courir au désastre - la quatrième de couverture interpelle ainsi le citoyen-lecteur : « Il y a urgence : en réinvestissant des quartiers entiers, il s'agit d'empêcher que les classes moyennes ne penchent vers des solutions politiques extrêmes. » Une précision : en les réinvestissant de policiers, pas d'emplois.

Au prix d'une double projection croisée des prénotions nationales des deux pays considérés (16), l'auteur parvient tout à la fois à plaquer la mythologie américaine du ghetto comme territoire de déréliction (plutôt que comme instrument de domination raciale) sur les quartiers à concentration de logements sociaux de l'Hexagone, et à faire entrer de force dans la fiction administrative française du « quartier sensible » les territoires ghettoïsés de New York et de Chicago. D'où une série de balancements qui se donnent pour une analyse, au rythme desquels les Etats-Unis sont utilisés non pas comme élément d'une comparaison méthodique qui montrerait tout de suite que la prétendue « montée inexorable » des « violences urbaines » est avant tout une thématique politico-médiatique visant à faciliter la redéfinition des problèmes sociaux en termes de sécurité (17) mais, tour à tour, comme un épouvantail et comme un modèle à imiter, fût-ce avec précaution.

En agitant dans un premier temps le spectre de la « convergence », les Etats-Unis servent à susciter l'horreur - le ghetto, jamais ça chez nous ! - et à dramatiser le discours afin de mieux justifier la reprise en main policière de « quartiers entiers ». Il ne reste alors qu'à entonner l'antienne tocquevillienne de l'initiative citoyenne pour justifier l'importation en France des techniques locales de maintien de l'ordre américaines.

C'est ainsi que se propage en Europe un nouveau sens commun pénal venu des Etats-Unis, articulé autour de la répression accrue des délits mineurs et des simples infractions, l'alourdissement des peines, l'érosion de la spécificité du traitement de la délinquance juvénile, le ciblage des populations et des territoires considérés « à risques » et la déréglementation de l'administration pénitentiaire. Le tout en parfaite harmonie avec le sens commun néolibéral en matière économique et sociale, qu'il complète et conforte en évacuant toute considération d'ordre politique et civique pour étendre le mode de raisonnement économiciste, l'impératif de la responsabilité individuelle - dont l'envers est l'irresponsabilité collective - et le dogme de l'efficience du marché au domaine du crime et du châtiment.

On désigne couramment par l'expression de « Washington consensus » la panoplie des mesures d'ajustement structurel imposées par les bailleurs de fonds internationaux comme condition d'aide aux pays endettés (avec les résultats désastreux que l'on a constatés en Russie et en Asie) et, par extension, les politiques économiques néolibérales qui ont triomphé dans tous les pays capitalistes avancés au cours des deux dernières décennies (18). Il convient désormais d'étendre cette notion afin d'y englober le traitement punitif de l'insécurité et de la marginalité sociales qui sont les conséquences logiques de ces politiques. Et, de même que les gouvernements socialistes de la France ont joué un rôle déterminant, au milieu des années 80, dans la légitimation internationale de la soumission au marché, le gouvernement de M. Lionel Jospin se trouve placé dans une position stratégique pour normaliser, en lui donnant une caution « de gauche », la gestion policière et carcérale de la misère.

NOTES :

(1) Sur la diffusion de cette nouvelle vulgate planétaire dont les termes fétiches sont partout (« globalisation », « flexibilité », « multiculturalisme », « communautarisme », “minorité”, “ghetto”, “ethnicité”, “fragmentation”, etc.), lire Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « Les ruses de la raison impérialiste », Actes de la recherche en sciences sociales, no 121-122, Paris, mars 1998.

(2) Régis Debray et al., « Républicains, n'ayons pas peur ! », Le Monde, 4 septembre 1998.

(3) Cf. Steven Donziger, « Fear, Politics, and the Prison-Industrial Complex », in The Real War on Crime, New York, Basic Books, 1996, pp. 63-98.

(4) Lire Serge Halimi, « Les boîtes à idées de la droite américaine », Le Monde diplomatique, mai 1995.

(5) Peter Knobler et William W. Bratton, Turnaround: How America's Top Cop Reversed the Crime Epidemic, Random House, New York, 1998.

(6) Keith Dixon, Les Evangélistes du marché, Editions Liber-Raisons d'agir, Paris, 1998.

(7) Charles Murray, The Emerging British Underclass, Institute of Economic Affairs, Londres, 1990.

(8) Institute for Economic Affairs, Charles Murray and the Underclass: The Developing Debate, Londres, 1995.

(9) Alan Deacon (ed.), From Welfare to Work: Lessons from America, IEA, Londres, 1997. Lire aussi « Quand M. Clinton “réforme” la pauvreté », Le Monde diplomatique, septembre 1996.

(10) Charles Murray (dir.), Does Prison Work ?, IEA, Londres, 1997, p. 26.

(11) Norman Dennis et al., Zero Tolerance : Policing A Free Society, IEA, Londres, 1997. La déclaration de Tony Blair est rapportée par le Guardian du 10 avril 1997. Je remercie Richard Sparks, professeur de criminologie à Keele University, pour ses indications précieuses à ce sujet.

(12) Les expressions entre guillemets sont celles de Beaumont et Tocqueville, « Système pénitentiaire aux Etats-Unis et son application en France », in Alexis de Tocqueville, OEuvres complètes, Gallimard, Paris, 1984, tome IV, p. 11.

(13) Christine Lazergues et Jean-Pierre Balduyck, Réponses à la délinquance des mineurs, La Documentation française, Paris, 1998, pp. 433-436.

(14) Lire à ce sujet William Ruefle et Kenneth Mike Reynolds, « Curfews and Delinquency in Major American Cities », Crime and Delinquency, 41-3, juillet 1995, pp. 347-363.

(15) Sophie Body-Gendrot, Les Villes face à l'insécurité. Des ghettos américains aux banlieues françaises, Paris, Bayard Editions, 1998.

(16) Jean-Pierre Chevènement lui avait précédemment commandé un « Rapport sur les violences urbaines » et la direction interministérielle à la ville a financé la mission de quelques semaines qui lui a permis de « vivre des expériences dans les quartiers sensibles des Etats-Unis » (sic).

(17) Lire l'étude percutante de Katherine Beckett sur le cas américain, « Making Crime Pay : Law and Order » in Contemporary American Politics, Oxford University Press, Oxford, 1997.

(18) Sur la construction de cette notion à l'intersection des champs universitaire et bureaucratique, lire Yves Dezalay et Bryant Garth, « Le “Washington consensus”: contribution à une sociologie de l'hégémonie du néolibéralisme », Actes de la recherche en sciences sociales, no 121-122, Paris, mars 1998.

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