Atelier N°15, article n°12
 

Christian Leblond :

                                                        Paradoxes et inversions
 

Le nouveau protectionnisme
Il n'est pas sûr que le débat entre partisans et adversaires de l'ALENA recoupe véritablement le partage entre libre-échangistes et protectionnistes au sens traditionnel de ces concepts. La référence constante à ces deux discours dans le débat nous pousserait certes vers une telle interprétation, mais rien ne prouve que les réalités qui sont discutés entrent effectivement dans ce cadre.

Notons d'abord que la mondialisation de l'économie est de nature à faire perdre au commerce international, à terme, son caractère marginal et exceptionnel. Les raisonnements qui sont valables à la marge (par exemple: la stimulation par la concurrence étrangère) n'ont pas forcément la même portée dans une extrapolation (dans le même exemple: l'alignement sur l'étranger. À certains égards, les décennies de régime multilatéral que les États-Unis ont inscrit dans le GATT ont entraîné une telle augmentation du volume des échanges que la résurgence du protectionnisme, si elle s'observe, peut se justifier par une inquiétude devant l'emballement de ces échanges toujours croissants. Le débat est renouvelé par ces considérations quantitatives, et peut se référer à des phénomènes du type "effets de seuil." Cette actualisation du discours traditionnel existe, mais dans les faits, nous verrons  que la "triadisation" n'a pas exactement la même portée mondiale que le terme globalization, dont la valeur est surtout prospective. Ainsi, à se concentrer sur les évolutions du volume des échanges (qui, après tout, est l'évolution souhaitée à partir de 1947), on risque fort de ne pas saisir les changements qualitatifs, voire les inversions, qui sont entraînés par une "ouverture" comme l'ALENA.

Un certain nombre de données traditionnellement acceptées sur les attitudes protectionnistes sont à réviser, même si le discours des défenseurs de l'ALENA continue de stigmatiser le camp des "protectionnistes" comme si la situation était classique, et la réaction de rejet une simple survivance d'un passé révolu.

Tout d'abord, l'affrontement entre les deux camps recoupe habituellement le clivage entre consommateurs et producteurs. Les premiers, en refusant de limiter leur choix aux biens de consommation produits localement jouent sur la concurrence internationale pour faire baisser les prix ou améliorer la qualité des produits qui se retrouvent de ce fait à leur portée. Leur pouvoir d'achat est affecté positivement par la modicité des droits de douane ou des taxes à l'importation, et à plus forte raison par leur suppression, qui est effectivement l'un des buts de l'ALENA. Ces droits ou ces taxes sont en fait supportés par les consommateurs quand qu'ils achètent des produits étrangers dont le prix de vente incorpore le surcoût d'importation, mais aussi la plupart du temps, lorsqu'ils consomment des produits nationaux dont le prix s'aligne sur les produits d'importation, créant une rente de situation de fait pour les producteurs nationaux. Les consommateurs dans ce schéma ont donc doublement intérêt à faire tomber au plus bas les barrières douanières.

Au contraire, dans le schéma classique, les producteurs nationaux ont tout intérêt, derrière le refuge des barrières douanières, à se partager le marché intérieur, quitte à faire indirectement subventionner par un public de consommateurs captifs leurs rares tentatives d'exportation. Quant aux pouvoirs publics, ils ne trouvent que des avantages aux droits de douane, lesquelles constituent une recette fiscale, et un instrument rapidement mobilisable pour équilibrer la balance commerciale. De plus, et nous reviendrons amplement sur ce point, le pouvoir de taxer les importations donne, dans la distribution du pouvoir à l'intérieur du pays, une place plus grande à l'instance qui a su s'assurer la maîtrise de ce privilège régalien un peu particulier. À première vue l'État-douanier se dote d'une arme contre les pays étrangers, et cet effet de puissance "à usage externe," s'inscrit dans la logique du protectionnisme. Mais le privilège régalien de la Douane est double car, vu de l'intérieur, l'État-douanier s'assure à peu de frais une clientèle politique dans la personne des producteurs nationaux. Tant que ces derniers ne s'intéressent qu'accessoirement à l'étranger, ils ne sont pas gênés par ce qui constitue en fait un transfert net de pouvoir du marché vers l'État. Autrement dit, la "protection" peut apparaître comme une mauvaise affaire, voire un fardeau pour certaines entreprises, surtout celles qui n'ont pas de contacts au sein du pouvoir. Malgré ces considérations sur les "déçus" du mercantilisme, nous pouvons accepter transitoirement l'idée selon laquelle les entreprises les plus puissantes s'accommodent fort bien de la présence tutélaire de l'État-douanier.

Dans le débat sur l'ALENA, les consommateurs ne sont pas unanimes. Le raisonnement sur les deux types de dumping, écologique et social, est présent à ce niveau. Tout d'abord les considérations écologiques rentrent désormais dans le champ des préoccupations majeures du public. Craignant un dumping écologique de la part du Mexique pour compenser sa plus faible productivité, de nombreux groupes de pression se mobilisent contre l'industrialisation mal maîtrisée au sud du Rio Grande, dont le débouché avoué est le marché américain.

Le deuxième point original du débat par rapport au schéma traditionnel (producteurs protectionnistes contre consommateurs libre-échangistes) est lié au réexamen de la dichotomie consommateurs / travailleurs. Celle-ci n'a plus qu'un intérêt d'école, car le dumping social menace les emplois, ce qui détruit le pouvoir d'achat de manière encore plus radicale que le protectionnisme.

Le raisonnement social semble inextricablement lié aux arguments écologiques. Cependant, les deux raisonnements, même s'ils se recoupent ne sont pas confondus, et c'est peut-être une des premières fois que les préoccupations liées à l'environnement éveillent un écho si puissant dans un débat économique. Il reste par ailleurs à déterminer dans quelle mesure l'écologie ne sert pas de façade à des calculs qui dépassent de loin le champ de départ de la question.
Enfin, nous pouvons essayer de réexaminer le schéma classique à la lumière de l'ALENA dans le cas des producteurs. Si l'on analyse leur attitude, ces producteurs, c'est-à-dire au sens étroit, des sociétés qui produisent des biens, force est de contenter qu'ils sont en général favorable à l'ouverture des frontières, comme le démontre l'action du puissant lobby d'entrepreneurs USA*NAFTA. En s'implantant à l'étranger par le biais des délocalisations, les grandes sociétés américaines ont accès à un marché plus vaste sur lequel la concurrence est faible, et à une main-d'oeuvre moins exigeante. Le jeu traditionnel est brouillé dans la mesure où les entreprises peuvent dissocier géographiquement les facteurs auparavant regroupés. La main d'oeuvre, les biens intermédiaires et les produits finaux, pour ne parler que des éléments visibles, et non des capitaux ou des structures de contrôle, dessinent de part et d'autre de la frontière un réseau complexe, qui enlève au produit final son caractère strictement national. Le produit "importé" aux États-Unis  ne représente donc pas une nécessairement une menace pour les entreprises américaines. Les milieux d'affaires ne s'y trompent pas en appuyant très énergiquement le traité, avec souvent comme adversaires les associations de consommateurs. Le schéma, pour les raisons que nous venons de développer, se trouve donc dans une très grande mesure inversé par rapport au passé.

L'évolution des syndicats américains a précédé la recomposition qui s'observe au moment de l'ALENA. Dans l'Après-Guerre, le syndicalisme se fixe pour but de défendre le pouvoir d'achat des travailleurs et garde la mémoire de la Grande Crise, période de spectaculaire raidissement protectionniste. Bien que fortement prévenu contre le camp protectionniste, le monde du travail évolue sensiblement au fur et à mesure que la notion de protection se détache du modèle unanimement haï des Années Trente.

Dès la fin du Kennedy Round, les syndicats de certains secteurs ouverts à la concurrence étrangère, tels que le textile, la sidérurgie et l'électronique prennent contact avec le Congrès pour exprimer leur désir de protection. L'AFL-CIO se fait l'écho de ce débat dès 1968 et, en 1970, adopte officiellement une ligne de soutien à la politique protectionniste (Spero; 88).
Les producteurs contre les consommateurs; inversion du schéma

De façon classique, le débat sur la protection oppose les producteurs dont les biens sont soumis à la concurrence étrangère à une coalition de producteurs qui visent les marchés étrangers et les consommateurs. Dans le débat sur l'ALENA, les pistes s'inversent pratiquement pour la première et la dernière catégorie.

Tout d'abord les industries qui souffrent le plus de la concurrence des pays à main d'oeuvre bon marché sont désormais paradoxalement celles qui ont le plus à perdre au jeu traditionnel de la protection. En effet, dans le contexte de la mondialisation "les réactions protectionnistes traditionnelles [...] perdent du terrain au profit de [...] la délocalisation de la production" (Bhagwati 1990; 130).

D'autre part, les consommateurs de leur côté se méfient du "laissez-faire-laisser-passer" non plus pour des raisons de pouvoir d'achat, mais en raison de nouvelles préoccupations telles que l'écologie (ils refusent par exemple la déforestation tropicale) ou le consumérisme éthique (refus des produits fabriqués par les enfants ou les prisonniers politiques).
Internationalisme contre mondialisation

Ce cheminement, qui s'attache à exposer les paradoxes et à révéler la face cachée, celle des calculs de puissance derrière le thème de l'intérêt général, conduit finalement à disqualifier un par un les termes de départ de l'analyse. Les mots "libre," "échange," et "protection" ne se lisent plus sans guillemets, ils s'intègrent à une vision qui dénonce le système capitaliste pour ses pratiques (la confiscation du pouvoir et son accumulation) et l'aliénation idéologique qu'il organise en sauvant les apparences démocratiques. Cette aliénation semble se cristalliser aux yeux de Chomsky dans le langage même qu'impose la réflexion économique. Le discours polémique de Chomsky qui se caractérise souvent par une dichotomie lexicale, décrit par exemple le "système dictatorial connu sous le nom de 'libre entreprise'" (Chomsky; 28). La figure de style n'a rien d'ornemental; en bon linguiste, Chomsky se livre à un décryptage pour ne pas laisser le lecteur s'enfermer dans l'arsenal conceptuel de l'économie, "bagage doctrinal qui sert les intérêts des privilèges et du pouvoir" (Chomsky; 28). La vision qui sous-tend cette analyse est caractérisée par un pessimisme que tempère l'espoir de la résistance des peuples contre "une société internationale [construite] sur quelque chose qui se rapproche du modèle du Tiers-Monde, avec des îlots de grands privilèges dans un océan de misère - des îlots assez vastes dans les pays riches - et avec un contrôle de nature totalitaire" (Chomsky; 28).

Ainsi, la notion même d'identité nationale est absente, les frontières perdant toute pertinence face à la ligne de partage entre la minorité dirigeante et la masse des exploités. Paradoxalement, c'est donc au nom de l'internationalisme au sens prolétarien que l'internationalisation des échanges, suivant les modalités propres à l'ALENA, se voit dénoncée. Nous touchons ici aux limites de notre projet de lecture identitaire car Chomsky refuse au fond la spécificité américaine, n'y percevant qu'une illusion aliénante capable de masquer la réalité des rapports de production. Cette vision extrêmement minoritaire aux États-Unis et au Canada est peut-être à lire en négatif: elle établit que, pour l'écrasante majorité des Américains, la notion même d'identité nationale constitue une donnée incontestable, et que les lignes de fractures ne se situent pas entre les dirigeants économiques du pays et une masse indifférenciée de travailleurs.