Roger Tooze :
(© Alternatives Economiques, n°47, 2001)
Les quatre écoles de la gouvernance mondiale
Le rôle central accordé à I'Etat par les néoréalistes
est fortement critiqué. Un tour d'horizon des différentes
approches de théorie politique permet de s'en convaincre.
Les Etats-Unis nous écrasent de leur impérialisme dominant », « Les cent plus grosses multi-nationales sont les maîtres du monde ». ., autant de propos facile-ment exprimés lorsqu'on s'interroge sur qui dirige l'économie mondiale. Même s'il y a une part de vérité dans tout cela, la réalité est plus complexe.
Jusqu'au début des années 80, la théorie dominante chez les spécialistes de relations internationales était le réa-lisme. Nourri par la montée du nazisme, l'affrontement des années 40 et la guerre froide, le réalisme postule que les Etats-nations sont les acteurs les plus puissants du système international et qu'ils ne sont motivés que par leur intérêt propre, même s'il doit s'exprimer au détriment de celui des autres. Il en résulte que les relations in-ternationales entre les Etats, conflictuelles par nature et donnant la priorité à la force sur l'économie, suf-fisent à définir le sys-tème international. A partir du début des années 80, le réalisme va se trans-former en néoréalisme. Une approche qui domine aujourd'hui la production intellectuelle et que partagent les élites politiques nationales dans le monde.
Le néoréalisme est nouveau, parce qu'il remet en cause
le réalisme en récla-mant une meilleure prise en compte des
interdépendances économiques et tech-nologiques croissantes.
L'économie devient aussi, sinon plus importante que la force. Mais
l'approche reste profon-dément réaliste, car elle maintient
que, en dépit de ces interdépendances, le seul pouvoir concret
et effectif dans l'éco-nomie et dans la politique mondiales est
celui des Etats. Ceux-ci sont considé-rés comme des acteurs
agissant toujours rationnellement et dont l'autorité et la légitimité
émanent de la nation au nom
de laquelle les politiques sont décidées et mises en
oeuvre.
1) Le néoréalisme
Le néoréalisme est ainsi la théorie de base de
toute réflexion sur le pouvoir dans l'économie mondiale,
car elle est considérée comme la théorie du bon sens.
Pour les néoréalistes (1,ar exemple, Robert Gilpin, Stephen
Krasner et Robert Keohane), la gouvernance de l'économie mondiale
ne peut être que le fait des Etats. Ce qui signifie que le politique
est séparé de l'économique et que le premier détermrne
toujours le se-cond. La régulation de l'économie mon-diale
est alors assurée de deux façons.
D'une part, l'Etat dominant (la plus puissante économie ou la
plus grande puissance militaire), aujourd'hui les Etats-Unis, joue un rôle
dé-terminant dans la sta-bilité du système mondial
grâce à ses qualités de leader-ship. C'est ce que l'on
appelle la théo-rie de la stabilité hégémonique.
Elle repose sur l'idée que l'Etat le plus fort dispose toujours
du pouvoir d'obliger les autres Etats à suivre ses avis. D'autre
part, compte tenu de la com-plexité de l'économie et de la
politique internationales, les Etats sont obligés de coopérer
afin de poursuivre les mêmes buts c'est le rôle des insti-tutions
internationales, comme les Nations unies ou le Fonds monétaire international.
Or, selon la doctrine réa-liste, le pouvoir de ces organisations
internationales dépend uniquement de celui des Etats qui les dominent.
Une action politique collective au niveau in-ternational ne peut ainsi
avoir lieu que dans le cadre de règles et de modes de comportements
négociés et acceptés par les Etats, comme ceux édictés
par l'Or-ganisation mondiale du commerce. Ces règles jouent un rôle
très important dans la vision du monde des néoréalistes,
compte tenu de l'impossibilité de diriger l'économie mondiale
par les moyens plus traditionnels de la force et de la di-plomatie - même
Si, en dernier ressort, le pouvoir hégémonique a toujours
la capacité de les remettre en cause.
Les Etats, les organisations interna-tionales, les accords juridiques
inter-nationaux et toutes les normes négo-ciées forment ensemble
des régimes internationaux qui permettent de résoudre tous
les problèmes politiques et de favoriser la croissance mondiale.
Pour les néoréalistes, l'économie mon-diale est dirigée
par ces accords inter-nationaux institutionnalisés par les Etats
il y a un régime pour la finance. un autre pour le commerce, etc.
Chacun s'inscrit dans un cadre général qui sou-tient et encourage
la promotion d'une économie mondiale libérale.
Ainsi, pour les néoréalistes - c'est-à-dire la
grande majorité des écono-mistes et des hauts fonctionnaires
-, s la situation actuelle n'est pas parfaite les problèmes présents
ne demandent qu'une amélioration des mécanisme de gouvernance
déjà à l'oeuvre. Il faut renforcer les régimes,
pénaliser le< Etats qui n'y obéissent pas et persuader
les gouvernements que l'ouverture dc leur économie aux marchés
internationaux de capitaux leur sera bénéfique.
Bien que le néoréalisme soit la théorie dominante,
ce n'est assurément pas la seule. On peut en présenter trois
autres, qui en proposent des critiques intellectuelles et politiques très
fortes et, de ce fait, appréhendent différemment la question
de la gouvernance mondiale.
2) Les néogramsciens
Dès 1970, le chercheur canadien Robert Cox réclamait
une « économie politique critique », dont il a jeté
le' bases à partir des travaux du théoricien et homme politique
italien Antonio Gramsci. Rejoint par d'autres auteurs, ils ont été
baptisés de « néogram-sciens ». Le thème
principal de Cox est celui de l'ordre mondial. Il défend l'idée
que la théorie néoréaliste sou-tient ceux qui ont
le pouvoir dans le capitalisme mondialisé, parce qu'elle ne s'intéresse
qu'aux problèmes inter-nationaux, sans se demander comment ces problèmes
sont nés. « Toute théorie sert un objectif»,
écrit-il, qui doit être rendu explicite. Le but de Cox est
de fournir une explication historique sur la façon dont le pouvoir
évolue dans la société. Au coeur de l'approche de
Cox se trouve, en effet, l'idée que l'éco-nomie et la politique
mondiales ne peuvent être comprises qu'en les repla-çant dans
leur structure historique. Celle-ci, qui détermine les conditions
de la stabilité de l'ordre mondial, dépend aussi d'un pouvoir
hégémonique.
Mais, contrairement aux néoréa-listes, qui définissent
ce pouvoir uni-quement à partir des ressources maté-rielles
(économiques, militaires) de l'Etat le plus puissant, l'hégémonie
chez Cox est le résultat de trois forces : la répartition
des ressources matérielles, une représentation du monde domi-nante
et des institutions qui gèrent un ordre plus fondé sur le
consensus que sur le pouvoir de contrainte. L'hégé-monie
est ainsi définie par un triptyque qui rassemble le pouvoir les
idées et les institutions. Ce qui veut dire que le pouvoir des Etats,
à lui seul, est insuf-fisant pour la mettre en oeuvre. Les res-sources
détenues par les Etats leur per-mettent d'assurer une certaine forme
de domination, mais qui fera toujours l'objet d'une contestation. Une véri-table
hégémonie, seule à même d'as-surer la stabilité,
requiert le consente-ment de ceux qui la subissent. Ce consentement naît
dans et par la société civile et, au niveau mondial, par
la société civile internationale.
Pour Cox et les néogramsciens, la réponse à la
question « Qui dirige l'économie mondiale ? » ne se
résume pas à savoir comment une entité poli-tique
(l'État) maîtrise l'activité écono-mique. Le
politique et l'économique sont inextricablement liés à
l'intérieur des structures historiques qui englo-bent d'autres institutions
que les Etats - la société, les classes et les entre-prises
étant les trois plus importantes. Par l'intermédiaire de
ces institutions, plus particulièrement la classe des capi-talistes
transnationaux (qui agissent au-delà des frontières nationales),
l'hé-gémonie néolibérale actuelle est entièrement
enracinée dans nos pra-tiques quotidiennes et ne peut être
remise en cause qu'en les interrogeant, en montrant tout ce qu'elles doivent
à des effets de domination.
L'analyse des néogramsciens tend ainsi à remettre en question les moyens de l'hégémonie, en particulier en mettant en avant le rôle de légiti-mation de la domination que jouent les idées. Ils identifient la société civile internationale comme un fac-teur de changement important. Une gouvernance plus juste et plus humaine de l'économie mondiale ne peut ainsi provenir que d'une mobili-sation de cette société civile internationale comme réponse à la domination de la classe des capi-talistes transnationaux.
3) L'économie politique internationale
A peu près au même moment que Cox, Susan Strange a développé
une analyse originale, l'économie politique internationale (EPI).
Elle partage avec Cox la critique du néoréalisme et de sa
conception de l'État, le refus de la sépa-ration entre l'économique
et le politique et l'importance accordée aux structures. Son objectif
est de fournir une « méthode de diagnostic de la condi-tion
humaine » qui permette d'atteindre les valeurs de sécurité,
de richesse, de liberté et de justice. Le rôle central accordé
aux Etats par les néoréalistes est remis en cause par l'utilisation
de la notion d'autorité, qui vise à souligner que l'État
n'est pas le seul à en disposer Les entreprises, les juristes, les
marchés, les mafias et bien d'autres entités pos-sèdent
également de l'autorité.
Son analyse se concentre ainsi sur le rôle du pouvoir dans l'économie mondiale. Pour Strange, le « pouvoir structurel » est le plus important. Elle rejette la notion néoréaliste du pouvoir défini dans une relation de contrainte entre des acteurs et montre que le pou-voir de façonner les structures de l'éco-nomie mondiale, dans lesquelles les Etats et les autres institutions devront s'inscrire, constitue la base véritable de l'autorité. Cependant, ce pouvoir structurel ne s'exerce pas de la même façon partout. Il est essentiellement présent dans les quatre structures qui, aux yeux de Strange, suffisent à comprendre l'économie politique mon-diale : celles de la sécurité, de la finance, de la production et du savoir. Pour analyser les compromis passés entre acteurs et les résultats concrets obtenus dans chaque structure, Strange pose toujours la question « Cui bono 7 ». Autrement dit, à qui profite les armes nucléaires, une finance libé-ralisée, Internet, etc.?
Du fait de ce positionnement, la réponse à la question
« Qui dirige l'économie mondiale ? » n'est pas directe,
car l'économie mondiale résulte alors d'un mélange
complexe d'autorités, dans différentes structures. On ne
peut répondre qu'en analysant les quatre structures importantes,
la façon dont s'exerce l'autorité dans cha-cune d'elles n'étant
pas forcément la même. Au total, pour Strange, les acteurs
de marché ont gagné beaucoup d'autorité, y compris
sur les Etats le
plus puissants. Ce qui ne veut pas dire à ses yeux, que les
Etats-Unis ne jouent pas un rôle central au sein des Etats et qu'ils
ne sont pas essentiels à une économie mondiale bien gouvernée.
Mai les Etats-Unis ne sont pas tout. En effet, Strange constate l'inadéquation
de la gouvernance mondiale actuelle du fait que les Etats (y compris le
Etats-Unis) ne disposent plus de l'autorité suffisante pour la mettre
en place Elle défend même l'idée qu'il existe aujourd'hui
des zones de non gouvernance, telle la finance internationale où
aucun acteur ni aucun régime n dispose de l'autorité suffisante
pou maîtriser ce qui s'y passe.
4) La gouvernance globale
La dernière théorie prend directement pour thème
central celui de la gouvernance. Elle a été développée
au cour des dix dernières années par James Rosenau. Il partage
avec Strange la mi en avant du concept d'autorité et la conclusion
selon laquelle on assiste une diffusion importante de celui-ci l'économie
mondiale, accompagné ajoute-t-il, d'une diminution des relations
hiérarchiques. La combinaison d la mondialisation et du renforcement
d l'importance au niveau local met e marche de nouvelles forces au sein
d sociétés, qui provoquent un double Processus d'intégration
mondiale et de fragmentation, lesquelles contribuent à u éclatement
de l'autorité entre les niveaux mondial, national et infranational.
Par exemple, le cas de la maladie de «vache folle » montre
que les Etats sont pas les seuls concernés: l'autorité politique
en jeu s'est diffusée vers haut, au niveau supranational (européen>,
vers le côté, par le rôle joué par les organisations
non gouvernementales sur les questions de sécurité alimentaire,
et vers le bas, par l'intervention des régions concernées.
L'approche de Rosenau conduit à pré-senter une gouvernance globale très complexe, qui ne résulte pas simple-ment de l'action des Etats, ne s'exerce pas forcément au sein de frontières pré-cises, est non hiérarchique et évolue continuellement. Cela ne veut pas dire que les gouvernements ne jouent aucun rôle, mais que vouloir comprendre com-ment se transforme l'économie mon-diale en faisant uniquement référence aux Etats et aux institutions internatio-nales est à la fois trompeur et inadéquat. Pour Rosenau, les acteurs de base de la gouvernance sont les « sphères d 'auto-rité » plutôt que les Etats, des structures historiques ou des compromis politiques qui caractérisent les approches présen-tées jusqu'à présent. Leur existence n'est rendue visible que lorsque l'autorité s'exerce et qu'elle est acceptée.
Chaque sphère exerce son autorité selon des modalités qui lui sont propres et les relations entre les sphères ne sont pas forcément hiérarchiques, aucune ne domine a priori les autres. A l'in-térieur de chaque sphère, il existe des acteurs puissants qui font respecter l'autorité dont ils disposent. Le mar-ché mondial de l'assurance, par exemple, est une sphère d'autorité, où un acteur dominant, l'entreprise Lloyd's, dispose de l'essentiel du pouvoir quand la Lloyd's décide d'un nouveau type de procédures ou de règles, les autres assureurs suivent la nouvelle donne, qui devient alors la nouvelle façon de faire fonctionner le marché.
La notion d'autorité de Rosenau est différente de celle des autres auteurs, dans la mesure où elle est définie de manière très spécifique au marché ou au secteur économique concerné. L'au-torité n'est pas définie à l'avance, de manière générale, elle s'exprime dans la relation entre les acteurs concernés et ne présuppose pas une hiérarchie spé-cifique du pouvoir. « C'est une conver-gence entre les besoins des différents acteurs qui permet à l 'un d'entre eux d'obtenir l'approbation des autres etnon une contrainte de type constitu-tionnel qui attribuerait la plus haute autorité exclusivement aux Etats et aux gouvernements nationaux. »
Pour répondre à la question « Qui dirige l'économie mondiale », James Rosenau nous dit qu'il faut identifier les sphères d'autorité les plus impor-tantes qui existent à un moment donné. Sa conception de la gouver-nance ne réside donc pas dans des règles fixées d'en haut, mais plutôt dans un ensemble d'interactions chan-geantes et complexes, à l'intérieur et entre les sphères d'autorité.
En conclusion, il est clair que la vision traditionnelle des néoréalistes
ne permet pas de comprendre la façon dont s'exerce le pouvoir dans
l'écono-mie mondiale. Les autres approches, plutôt que de
fournir une théorie clés en main, nous montrent qu'à
la com-plexité des acteurs et de leurs relations doivent répondre
des explications qui prennent en compte les dynamiques fluctuantes du pouvoir
dans l'écono-mie mondiale.
(*)Le pouvoir des théories
Pierre Bourdleu rappelait récemment que lorsqu'on se pose
une question comme « Qui dirige l'écono-mie mondiale ?»,
on oublie généralement de parler du pouvoir des théories.
Une théorie n'est pas seulement une description et une expli-cation
possible de l'écono-mie mondiale les théories politiques
construisent notre réalité par l'intermédiaire des
actions engagées en leur nom- Et Si ceux qui agissent détiennent
un véritable pou-voir, alors les représentations théoriques
deviennent par-tie intégrante de ce que l'on considère comme
l'ordre établi, celui qui, parce que no l'acceptons, définît
flot compréhension du monde les limites que nous fixons nos actions.