Atelier 18, article 1


© Gabriel Kolko.
(mai 1998)

"De la faillite des Dogmes : Mais exportez donc ! dit le FMI"
par Gabriel Kolko

INCAPABLE d'enrayer la crise en Asie orientale, le Fonds monétaire international (FMI) a également échoué dans les politiques d'ajustement structurel qu'il a imposées à nombre de pays en développement. En particulier, son dogme de la priorité aux exportations ne résiste pas aux données présentées dans ses propres rapports. L'exemple de l'Inde montre que le refus de tout miser sur le commerce international et sur l'intégration dans l'économie globale constitue la meilleure garantie de la stabilité et d'une croissance modeste, mais soutenue.

Depuis la fin de 1997, de M. Jeffrey Sachs, professeur à Harvard, à M. George Soros, le financier milliardaire, en passant par le Financial Times et les ministres des finances du G7 récemment réunis à Washington, les critiques pleuvent contre la manière dont le Fonds monétaire international (FMI) a géré la crise en Asie orientale et, au-delà, l'économie mondiale.
Même si elles ne remettent aucunement en cause les idées ultralibérales qui sous-tendent son action, ces voix s'ajoutent à beaucoup d'autres, représentant certes des intérêts moins puissants, et qui, depuis longtemps, dénonçaient les règles draconiennes imposées à des dizaines de pays pauvres au titre des programmes dits d'ajustement structurel.

L'échec de ces stratégies est désormais patent : elles ont conduit à la stagnation, voire au déclin des pays qui les subissaient, et donc à l'aggravation de la souffrance dans leurs sociétés. En particulier, elles ont montré la malfaisance d'un dogme que le Fonds partage avec les autres institutions économiques et financières internationales : l'exigence d'un développement fondé sur les exportations. Paradoxalement, c'est dans ses propres rapports que l'on trouve les meilleurs arguments pour remettre en question les dangereuses mystifications du FMI, et pour réclamer sa suppression.

En décembre 1987, le FMI créa la facilité d'ajustement structurel renforcée (FASR), pour offrir des possibilités d'emprunt aux pays en voie de développement à faible niveau de revenus. Dix ans après, en août 1997, sur les 79 pays susceptibles de recourir à cette procédure, 36 seulement (comptant au total 670 millions de personnes) avaient décidé de le faire. En leur laissant espérer le redressement de leur balance des paiements et des perspectives de croissance, le Fonds exigeait en contrepartie qu'ils acceptent ses " conditionnalités " et qu'ils s'engagent à coopérer avec lui " pour élaborer des projets spécifiques et quantifiables en matière de politique financière ".

Les " conditionnalités " impliquent l'adoption de " critères de performance " soumis à examen sur une base semestrielle, voire mensuelle, et qui portent sur des aspects essentiels de la politique intérieure ou extérieure de l'Etat assisté. Du respect de ces critères dépend l'aide de la Banque mondiale, ainsi qu'une bonne partie de l'assistance bilatérale des autres pays. Le FMI détient ainsi une bonne partie de l'assistance bilatérale des autres pays. Le FMI détient ainsi un pouvoir sans rapport avec ses seuls apports financiers. Si les critiques à son encontre se sont avivées, c'est que les résultats annoncés ne sont guère au rendez-vous : les pays ayant accepté ses prescriptions n'ont pas connu de croissance, ou bien celle-ci a été très inégale, ou bien l'économie s'est contractée.

Pour se justifier, le Fonds a entrepris une évaluation de l'impact de ses actions visant à " renforcer la performance économique des pays de la FASR ". Ce rapport, plusieurs fois revu et corrigé, fut rendu public à la fin du mois de février 1998 (1). Portant sur l'ensemble des 36 pays ayant subi les programmes d'ajustement, il présente les résultats obtenus sous le meilleur jour possible, mais sans parvenir à convaincre.

Dans ces pays, l'évolution du produit national brut (PNB) annuel par tête a été négative (= 1,1 %) au cours de la période 1981-1985, c'est-à-dire avant le démarrage des programmes, et de 0 % de 1990 à 1995. A titre de comparaison, pour les pays hors du champ de la FASR, les taux respectifs pour les mêmes périodes sont de + 0,3 % et de + 1 %. La dette extérieure, en pourcentage du PNB, est passée, dans les pays de la FASR, de 82 % en 1980-1985 à 154 % en 1991-1995. Dans l'autre groupe, la progression a été plus faible : de 56 % à 76 %. Même si l'on accepte la manière dont le FMI présente les données, on constate que les pays dans lesquels il n'est pas intervenu se sont mieux comportés que ceux placés sous sa coupe.

Cette comparaison a toutefois le défaut de ne pas tenir compte d'une démographie variable d'un pays à l'autre. Ainsi, dans le groupe hors FASR, la grande majorité de la population concernée se trouve en Inde, tandis que, dans l'autre groupe, le Pakistan et le Bangladesh en constituent environ la moitié. Si l'on met ce facteur entre parenthèses, on relève que le PNB a baissé de 0,1 % par an entre 1985 et 1995 dans les pays les plus pauvres du groupe de la FASR, mais de 0,4 % dans les 11 pays les plus pauvres de l'autre groupe. Dans les pays de la première catégorie, la dette extérieure, en pourcentage du PNB, s'est accrue de 52 % en 1980 (16 cas) à 154 % en 1995 (23 pays). Dans 11 pays du deuxième groupe, elle a été multipliée par trois, pour atteindre 117 %. Dans le même laps de temps, le service de la dette, en pourcentage des exportations de biens et de services, s'est accru de 16 % à 21 % dans les pays appliquant l'ajustement structurel, et de 11 % à 23 % chez les autres.

Au vu de ces données, il n'existe guère de différences sensibles entre les deux groupes de pays, tous ayant connu de sévères difficultés économiques. Mais, si l'on juge de l'importance de l'Inde par sa population, on constate que les pays pauvres hors du champ de la FASR ont, dans leur ensemble, obtenu de meilleurs résultats. Contrairement à d'autres pays à faible niveau de revenus, l'Inde a évité de faire dépendre son développement du volume de ses exportations, avec, pour résultat, un taux de croissance annuelle modeste, mais soutenu : 3,2 %. C'est-à-dire presque le triple de celui du Pakistan et 50 % de plus que celui du Bangladesh entre 1985 et 1995. A la différence de ses deux grands voisins, les termes de l'échange (soit l'évolution des prix relatifs entre exportations et importations) y sont restés stables depuis 1985, ce qui lui a permis de se protéger davantage des fluctuations de l'économie mondiale.

A elle seule, l'expérience de ces trois pays constitue le meilleur des arguments contre l'intégration d'une nation dans l'économie globale et, au-delà du strict minimum indispensable, contre l'arrimage du développement à un système d'exportation, par définition instable. Le FMI en faisant une condition absolue pour l'octroi de ses prêts, les gouvernements se sont pourtant lancés tête baissée dans cette stratégie : entre 1981-1985 et 1991-1995, dans les pays ayant souscrit aux programmes d'ajustement structurel, le taux de croissance annuelle de leurs exportations a presque quadruplé, passant de 1,7% annuelle de leurs exportations a presque quadruplé, passant de 1,7 % à 7,9 %, tandis que, dans l'autre groupe, la progression fut plus modeste : de 4,4 % à 5,7 %. Entre 1985 et 1995, dans 18 pays très pauvres " bénéficiant " de la FASR (et pour lesquels les données sont disponibles) les termes de l'échange ont chuté de 27 % (2).

On mesure ainsi le caractère désastreux du choix de privilégier les exportations dans les stratégies de développement, alors que les prix des produits sont à la baisse. Le résultat, pour les 670 millions de personnes dont les gouvernements ont dû obtempérer aux directives du FMI, c'est que leurs pays se trouvent pris dans l'engrenage de la progression simultanée de la dette et de la misère. En suivant une autre voie, l'Inde, même si elle a connu d'autres difficultés, a échappé à cette spirale infernale.

NOTES :

(1) IMF News Brief, Washington, DC, no 97, 14-28 juillet 1997 ; IMF Survey, 5 août 1997 ; " FMI : The ESAF at Ten Years : Economic Adjustment and Reform in Low-Income Countries ", Washington, DC, rapport occasionnel no. 156, février 1998.
(2) Rapport sur le développement dans le monde, 1997, Banque mondiale, Washington DC, tableau 3. Ce rapport et celui qui l'a précédé pour l'année 1996 constituent les principales sources de cet article.

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