Hélène

 

 Cherrucresco

 

 

 

 

DE LA RECHERCHE FRANÇAISE. . .

                            … du peu qu’il en reste

et du pire qui l’attend encore

 

 


Bonjour,

 

   Je m’appelle  Hélène, Hélène Cherrucresco

   Née en France, en juin 2003

   Mon adresse : <HELENECHERRUCRESCO@WANADOO.FR>

   Profession : chercheuse ; de ces fous qui ont l’audace d’affirmer qu’une recherche scientifique de qualité doit se faire sans les pressions de l’industrie privée ou des militaires. De ces fossiles à blouse blanche pour qui aucune recherche finalisée à but lucratif ne peut se substituer à la recherche civile. De ces professeurs Tournesol qui soutiennent que la recherche publique doit être aussi l’affaire du public.

   Dois-je ajouter que j’ai déjà une petite notoriété dans les milieux de la recherche et de la presse ?

   Mais avant tout chose, j’ai décidé de vous écrire.

 

Bien amicalement,

Hélène

 

P.S. Ah ! J’oubliais. Mon no, est l’anagramme de « chercheurs en colère ».

 

 

 

____________________

 

TABLE DE MATIERE

 

 

    1. Introduction…………………………………….……………………………...…………………9

    2. Recherche publique française comment ça marche ?.........................................15

    3. 1958-2002 : des projets fondateurs aux projets destructeurs…………….............20

    4. De la vraie part du civil dans le budget de la recherche

            et de son asphyxie récente………………………………………………….….......……25

    5. Les repreneurs de la recherche publique civile………………………………..........….32

    6. Séance de travaux pratiques………………………………………………….……….....…43

            6.1 Spatial public l'explosion en vol d'une ambition…………….………................43

            6.2 L'archéologie préventive………………………………………..……………...........47

            6.3 Le mauvais exemple britannique……………………………….………...............50

    7. Que faire ?.....................................................................................................54

7.1 Rétablir une recherche publique au service du public……….…….................56

            7.2 Créer une recherche publique européenne…………………………............……58

            7.3 Démocratiser la politique scientifique………………………..……..............……60

 

 

    ANNEXE : Le glossaire d'Hélène………………………………………………………........….65

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

INTRODUCTION

p.9

La recherche publique civile française est en danger de mort. Avec elle> c'est un fondement de la culture française qui sombrera. L'avenir de notre pays se joue sous nos yeux. Il ne passe pas seulement par les plans sociaux, la restructuration de l'enseignement, de la médecine, des transports. Il passe aussi par la remise en cause de notre appareil de recherche. Pour des rai­sons qui tiennent à la fois de l'idéologie et de la soumis­sion à de prétendues « lois » du marché, notre gou­vernement le vend par appartements à des repreneurs bien identifiés. C'est une tendance lourde, qui met en péril plus que les chercheurs eux-mêmes. Une tendance qui a timidement commencé dans les années 90, sous le gouvernement de Lionel Jospin, et qui connaît une amplification brutale avec celui de Jean-Pierre Raffarin. Elle se conjugue avec une politique d'économies réalisées sur toutes les missions du secteur public.

 

J'écris ce livre comme on sonne l'alarme, parce que j'aime ce qui fait la folie et la grandeur de l'esprit humain: comprendre, apprendre, découvrir, communi­quer. Quelle légitimité ai-je pour le faire? Nulle autre que celle que m'ont donnée mes actions récentes. Voici d'où je viens.

 

12 mai 2003. Le Figaro publie un texte qui ressemble à une fuite bien orchestrée un «conseil stratégique de l'innovation (CSI)», dirigé par un certain Philippe Pouletty, propose une refonte totale du système public de recherche français. Cet article fait suite à une campa­gne de dénigrement systématique, sous la férule du journal La Recherche> entre autres. Mais au fait, qui saurait me dire ce qu'est le CSI? Une rapide enquête me fait découvrir un puissant groupe de pression, un véritable cauchemar. Les grèves contre la réforme des retraites battent leur plein en mai 2003, personne ne pense à la recherche. À qui parler de ce que je viens d'apprendre? Les médias ont bien d'autres chats à fouetter.

 

Un juin caniculaire se traîne. La loi sur les retraites est adoptée laissant un goût d'amertume. Chez moi, sur une feuille, les lettres de CHERCHEURS EN COLÈRE composent tout d'un coup une anagramme : HÉLÊNE CHERRUCRESCO. Une femme, évidemment. Une femme qui offrira l'abri de son nom à des chercheurs bien décidés à alerter l'opinion publique. Juin 2003, je viens de naître!

 

Je passe mon premier été à enquêter et à écrire. À la rentrée, je suis armée de quelques papiers explosifs. Le premier, un des plus importants, concerne le système des Fondations, et dénonce le groupe de pression de l'industrie biotechnologique. J'ai passé des heures à le peaufiner et à le vérifier. J'ai également assemblé une liste de près de 300 adresses électroniques de journalis­tes scientifiques.

 

Le 16 septembre 2003, dans un état d'excitation invraisemblable, j'envoie ce premier missile. Je ne sais naturellement pas ce qu'il va déclencher, mais j'ai le sentiment de commencer la résistance.

 

Dans les jours qui suivent, je suis totalement dépassée par son succès. Les courriels envoyés à Hélène s'accu­mulent. Mes interlocuteurs s'enthousiasment, approu­vent ma démarche, certains journalistes de la presse généraliste et magazine demandent à être ajoutés à ma liste, proposent de me rencontrer. Je décide de refuser interviews et débats. Je dois à tout prix déjouer les pièges de la médiatisation, j'ai un peu peur, aussi. Par jeu et provocation, je tutoie mes interlocuteurs. Ce tutoiement a immédiatement une force symbolique que je ne soup­çonnais pas, et contribue à attiser haine ou sympathie.

 

La semaine suivante, j'envoie un texte sur le montant des droits universitaires que la nouvelle loi va rendre exorbitants au fil des années à venir. À ma grande stu­péfaction, je découvre que depuis l'envoi de mon pre­mier «papier » les sites Internet de notre ministre, Claudie Haigneré, et d'une partie du groupe de pression des biotechnologies ont été modifiés pour faire dispa­raître les preuves de leurs accointances. Par prudence, j'en avais fait une copie. Bravache, je propose à ceux qui en feront la demande de l'envoyer sur disque com­pact. Je le poste des villes où je passe pour mes mis­sions, Rennes, Toulouse, Grenoble, Paris.

 

Dès lors, les textes se succèdent à un rythme régulier. Les premiers résultats ne se font pas attendre : chaque fois que je braque mon projecteur sur un point particu­lier de la recherche ou de l'enseignement, plusieurs journaux me relaient. Les journalistes de leur côté vérifient, recoupent, réclament des éclaircissements, je réponds avec acharnement. On me propose de discuter avec des députés, avec M. Pouletty lui-même. Refus. Une per­sonnalité de la télévision me demande en mariage éclat de rire, moment de bonheur et de décompression.

 

Novembre 2003. La recherche est devenue un sujet central dans toute la presse. Les journalistes ont parfai­tement compris que son déclin est celui du pays. Hélène y est-elle pour quelque chose? Le gouvernement sent ce frémissement et accélère le processus de mise à bas. Le vote du budget est une catastrophe, les crédits sont en baisse, les postes précaires se multiplient. Une grève étudiante se déclenche. Les motifs? Le nouveau système d'enseignement supérieur et l'autonomie des universi­tés. À la radio, à la télévision, les étudiants donnent des chiffres sur les montants futurs des inscriptions ce sont les miens. Le Point me cite nommément pour la pre­mière fois.

 

Fin décembre, rien ne va plus : des bruits persistants font état d'un prochain démantèlement des établisse­ments publics scientifiques et techniques. Sans doute pour préparer l'opinion à l'idée qu'ils ne sont pas renta­bles, le gouvernement en organise l'asphyxie financière. Seize millions d'euros manquent à l'appel pour payer les salaires de 2003 au CNRS. Le conseil d'administra­tion qui doit présenter le budget 2004 est ajourné. La pétition « Sauvons la Recherche publique » qui réunit plusieurs milliers de signatures crée l'événement. Les journalistes, prêts depuis longtemps, relaient de façon massive la crise de la recherche.

 

L'opinion est maintenant au fait du problème. Mais l'aspect flnancier sur lequel se cristallise le débat ne me satisfait pas il n'est que l'outil d'un démantèlement à~enir. Je décide donc decrire Up livre, un livre qui ser­vii~a de cheval de Troie.

 

 

 

2

RECHERCHE PUBLIQUE FRANÇAISE

COMMENT ÇA MARCHE?

 

p. 15

Sauver la recherche publique (voir glossaire, p.65) civile française, tel est, vous l'avez compris, mon souhait le plus vif. Mais au juste, comment est-elle organisée? Je vais, pour que les choses soient bien claires, vous la décrire rapidement. D'abord ses missions, ensuite ses moyens.

Sa première mission, fondamentale, est de produire des connaissances et du savoir. Une mission qui ne sau­rait évidemment être gouvernée par quelque intérêt privé, et ne peut se réaliser qu'en laissant les acteurs de la recherche travailler patiemment et sans pressions extérieures même et surtout Si les résultats demandent du temps.

 

Sa deuxième mission, essentielle, est la diffusion du savoir. Entre chercheurs elle se fait via les colloques et les publications. Mais il est aussi du devoir des scienti­fiques de transmettre leurs connaissances et leurs découvertes tant aux étudiants qu'à la société civile. Et cela de la façon la plus variée et accessible possible enseignements, encadrement des jeunes ingénieurs et docteurs, débats citoyens, cafés des sciences, fête de la science, livres de vulgarisation...

 

Naturellement, les chercheurs savent qu'une partie de leur travail doit trouver des applications. La troi­sième mission de la recherche est donc une mission de valorisation (voir glossaire) qui peut être marchande ou non. Elle est non marchande lorsque la production d'un chercheur est donnée à la communauté interna­tionale sous la forme de publications scientifiques ou qu'elle sert de base à d'autres activités non marchan­des (culturelles, médicales, ou tous autres services et consommations hors marché). Les théorèmes montrés à la fin du xxème siècle par L. Lafforgue, dernière médaille Fields (l'équivalent du Nobel pour les mathé­matiques) obtenue par un chercheur du CNRS, font maintenant partie du patrimoine commun de l'huma­nité. La valorisation est marchande lorsqu'elle conduit à des applications industrielles. Elle passe alors par la prise de brevet (voir glossaire) dont il me paraît évident que les retombées doivent profiter non seulement à l'intérêt privé mais aussi à l'intérêt public dès lors que les recherches initiales étaient financées par le secteur public.

 

Ces missions de la recherche publique civile sont fon­damentales et mon ordre de présentation n'est pas ano­din. Quelles sont les structures qui permettent de les mener à bien?

- Au premier rang viennent les établissements d'en­seignement supérieur (universités, grandes écoles...). Ils définissent leur politique de recherche, et peuvent financer leurs laboratoires. Leurs personnels de recher­che ont statutairement deux missions : une d'enseigne­ment et une de recherche. On les appelle les enseignants-chercheurs. Ils sont près de 52000, assistés de 40000 autres enseignants, et ont des charges admi­nistratives ou d'organisation des enseignements qui limitent d'autant leur temps de recherche.

- Neuf établissements publics scientifiques et techno­logiques (EPST) emploient des chercheurs à plein temps sur des statuts de fonctionnaires (voir glossaire) depuis 1984, comme les enseignants-chercheurs. Leur organisation est relativement démocratique ils dispo­sent de comités scientifiques et d'organes d'évaluation où ils sont largement représentés par des chercheurs qu'ils ont élus. Ils couvrent l'ensemble des champs dis­ciplinaires, de la sécurité des transports à l'agronomie, en passant par la santé, le langage, l'astronomie, la démographie, etc. Le CNRS, plus grand EPST, Il 600 chercheurs, est le seul organisme de recherche totale­ment pluridisciplinaire au monde. Il est reconnu inter­nationalement dans tous les domaines.

- Seize établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC), tels le CEA pour l'énergie ato­mique, le CNES pour le spatial. Les personnels y ont une grille de salaire avantageuse mais pas de statut de fonctionnaire.

- Deux Fonds, le Fonds National de la Science et le Fonds de la Recherche Technologique. Ils distribuent l'argent spontanément ou par appels d'offres sur des sujets qu'ils définissent eux-mêmes et dont ils évaluent eux-mêmes les résultats. Ils ont pour mission un pilo­tage direct de la recherche par le ministère.

- Trois Fondations consacrées à la recherche médi­cale, le centre d'étude du polymorphisme humain, les instituts Curie et Pasteur.

Les députés et les sénateurs interviennent naturelle­ment dans la gestion de ces organismes. Ils le font en votant le budget et en décidant des priorités, c'est-à-dire de la quantité d'argent que chaque structure se verra octroyer. Ainsi, la représentation nationale oriente les priorités, mais ne décide pas des recherches à mener.

 

Les chercheurs appartiennent à des laboratoires de recherche, qui dépendent eux-mêmes des organismes de recherche présentés plus haut. Ces laboratoires ont souvent plusieurs tutelles : Université et CNRS ou INSERM-CNRS-Université... Des chercheurs d'un éta­blissement (voir glossaire) peuvent être détachés dans un autre. Ce mélange qui paraît un peu complexe est en fait un gage de souplesse. Il témoigne de la richesse du système français et se retrouve d'ailleurs dans la plu­part des instances : Comité national des Universités,     -Comité national de la recherche scientifique, conseils scientifiques ou d'administration, où l'on trouve aux côtés des enseignants-chercheurs des chercheurs des EPST et des EPIC, des industriels... beaucoup de mem­bres de ces comités ou commissions étant élus par le monde de la recherche.

 

Mais la vertu cardinale de la structure française reste avant tout son système d'évaluation des chercheurs, des équipes, des laboratoires et des projets. En raison de la complexité des recherches, seuls les « pairs» ont les capacités de procéder à ces expertises. Pour cela, le chercheur soumet un texte à un comité d'évaluation qui établit un rapport. Sur la foi de ce rapport se décident le financement d'un projet, l'avancement d'un cher­cheur... En France, ces rapports ont la particularité d'être presque systématiquement rendus publics, et les noms des rapporteurs connus. Chaque chercheur public est ainsi évalué tous les deux ans. De façon très détaillée - avec son laboratoire - puis, en alternance, de façon moins poussée.

 

J'insiste  l'évaluation à tous les niveaux est une caractéristique du métier de chercheur public. Elle est transparente. Elle n'est pas anonyme. Elle est menée par les pairs. Ces structures où l'on trouve de nombreux élus et où les projets - comme les personnels - sont éva­lués publiquement rendent excessivement difficile à toute instance, fût-elle gouvernementale, le pilotage autocratique et limitent efficacement les risques de copinage, l'influence du mandarinat, les querelles de chapelles.

 

Le dernier instrument qui fait la qualité et l'origina­lité du système français est le statut de fonctionnaire. Ses avantages sont évidents et enviés par la commu­nauté scientifique internationale, mais s'agissant de la recherche, ils revêtent des atouts spécifiques : il faut parfois plus de dix ans pour qu'un travail aboutisse. Grâce à cette sécurité de l'emploi, les chercheurs ont a priori l'esprit serein pour défricher des pistes nouvelles. Ils le font souvent, pas assez souvent sans doute. Cette sécurité de l'emploi est l'un des facteurs déterminants qui font qu'en dépit de moyens inférieurs la France tient encore le haut du pavé face aux grandes puissan­ces de recherche> les USA ou le Japon. L'autre facteur essentiel est la liberté qu'ont les chercheurs français àdéterminer les voies prometteuses de leur travail. Cette sécurité et cette liberté entrent pour beaucoup dans l'at­tractivité du métier en dépit d'un niveau de rémunéra­tion parmi les plus faibles des pays occidentaux.

 

C'est tout ce système qui subit depuis quelques années des attaques sans précédent, d'une intensité décuplée depuis l'avènement du gouvernement Raffa­rin. Au bénéfice de qui et comment, c'est ce que nous allons examiner maintenant.

 

 

 

 

3

1958-2002 :  DES PROJETS FONDATEURS

AUX PROJETS DESTRUCTEURS

 

 

p. 20

Prenons maintenant un peu de recul et penchons-nous sur l'histoire de l'appareil public de recherche français. Entre 1958 et 2002, il a vécu deux phases fon­damentales : une de construction, et une de démantèle­ment.

 

La phase de construction comporte deux étapes. On doit la première à Charles de Gaulle en 1958. Il consi­dérait la recherche comme l'un des moyens de rétablir la grandeur du pays, tant dans le domaine militaire que dans le domaine civil. C'est de cette époque que datent les «grands programmes». Ils ont abouti aux réalisa­tions spectaculaires de l'armement nucléaire, du déve­loppement des fusées intercontinentales, de l'Airbus, du nucléaire civil, etc.

 

La seconde étape date de l'élection de François Mit­terrand à la présidence de la République en 1981 et de l'arrivée d'une majorité de gauche au Parlement. La loi d'orientation qui définit les missions du service public de recherche a été votée dans le prolongement des Assi­ses nationales de la recherche de 1981. Puis vinrent les décrets d'organisation des EPST et la titularisation des personnels contractuels. La loi prévoyait une croissance annuelle du financement de la recherche de 17 %! Elle a été abandonnée dès l'année suivante, étouffée par la politique de rigueur. Ainsi l'héritage de la gauche des années 80 est principalement institutionnel : c'est sur lui que reposent encore aujourd'hui la structure et le fonc­tionnement de notre service public de recherche.

 

Voyons maintenant la phase de démantèlement. La première attaque contre l'organisation de la recherche publique française est portée par le gouvernement de Jacques Chirac de 1986 lorsque le ministre Main Deva­quet suspend brutalement le fonctionnement des instances scientifiques du CNRS en prétendant les rem­placer par des comités d'experts nommés par lui-même. La résistance des personnels et des étudiants déjoue cette réforme.

 

La deuxième attaque sérieuse date du gouvernement de Lionel Jospin, sous la pression des stratégies néoli­bérales. À sa nomination au poste de ministre de la recherche et de l'enseignement, Claude Mlègre tente de détruire les instances démocratiques du CNRS. Il estime que la recherche publique doit être plus directe­ment influencée par les volontés gouvernementales, et davantage servir les intérêts de l'industrie. Comment s'y prendre? Son dispositif est à plusieurs étages. Le plus important est le «projet de loi sur l'innovation (voir glossaire) et la recherche», examiné par le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie en sep­tembre 1998, puis par l'Assemblée nationale en janvier 1999.11 ouvre la boite de Pandore par l'intermédiaire de plusieurs dispositions

 

1) Dispositions sur l'essaimage des personnels de recherche vers les entreprises.

   Les personnels de recherche sont autorisés à quitter le service public pendant six ans pour participer à la création d'une entreprise qui valorise leurs travaux. Ils sont autorisés à apporter leur concours scientifique àcette dite entreprise et à participer à son capital dans la limite de 15 % tout en continuant à travailler dans le service public. Enfin, ils sont autorisés à être membres du conseil d'administration d'une entreprise.

 

2) Dispositions sur le couplage entre recherche publique et entreprises.

   Les procédures de création de filiales communes aux EPST, aux universités et aux entreprises sont allégées; les EPST peuvent cotiser aux Assedic et créer des «incubateurs», c'est-à-dire des structures qui permet­tent de mettre à la disposition d'entreprises des locaux et des moyens matériels et humains. Les universités peuvent créer des services d'activités commerciales, avec des règles de gestion assouplies.

 

Ce texte résonne immédiatement comme une décla­ration de guerre contre les chercheurs publics. Il pro­pose en effet que des recherches effectuées dans le domaine public, avec l'argent public, fournissent des bénéfices à des groupes privés. Pour y arriver, on crée les structures d'intéressement. Cela, en langage juri­dique, s'appelle de la prévarication. À l'instar de ce qui se passe aux USA, un chercheur qui a fait une décou­verte dans un laboratoire public, payé sur fonds publics, peut privatiser sa découverte, monter une start-up, déguisée sous le nom d'« incubateur», et en tirer pour lui seul les bénéfices. Il ne perd pas son poste : il le monopolise six ans, empêchant un jeune chercheur de l'occuper.

 

Selon Claude Allègre, l'expertise rémunérée est une

bonne chose. Selon moi, c'est un véritable scandale : les chercheurs publics n'ont en aucun cas à profiter des conditions du statut public pour s'enrichir. Selon Claude Miègre, le brevet est un élément majeur de l'évaluation d'un chercheur. Selon moi, le brevet n'a d'intérêt que dans le cadre de la recherche privée. Les fruits de toute découverte faite dans le domaine public doivent profiter au public. De par sa fonction même, le brevet restreint la diffusion du savoir et se trouve donc en contradiction avec les missions de la recherche publique.

 

Dans la deuxième partie de ses propositions, Claude Allègre permet aux établissements publics de cotiser aux Assedic: la porte est ouverte à l'embauche de per­sonnels sur statuts privés. Une profonde mutation est en route, puisqu'il faut trouver des fonds propres, qui proviendront essentiellement des contrats industriels. C'est ainsi qu'au cours des années 90 s'opère un bascu­lement  dans de nombreux laboratoires, la part des postes précaires sur statut privé excède celle des fonc­tionnaires.

 

Le mécontentement culmine en 1999. Contre l'avis du ministre, les syndicats organisent une consultation nationale. Devant cette fronde, le gouvernement nomme deux députés pour diligenter une commission d'en­quête «sur la mobilité (voir glossaire) et les échanges des personnels des organismes de recherche fondamen­tale et de l'enseignement supérieur; sur l'ensemble des mesures permettant une meilleure synergie (voir glos­saire) entre les organismes de recherche et les établisse­ments d'enseignement supérieur; sur les procédures de recrutement et d'évaluation; sur les structures des unités de recherche et les jeunes chercheurs». Le champ d'investigation de cette commission en dit long sur les intentions gouvernementales.

 

La loi sur l'innovation finit par être votée fin 1999. Elle est encore en vigueur. Les «incubateurs» voient le jour. Agacé de ne pouvoir prendre facilement des déci­sions arbitraires, ou de ne pouvoir à loisir piloter la recherche, le ministre crée un «Fonds national pour la Science» et un «Fonds de Recherche et Technologie» qui ne sont alors qu'expérimentaux. Voici leur mode de fonctionnement : conseil scientifique entièrement nommé par le ministre, décisions anonymes, attribu­tion des crédits sans concertation, «soit spontanément, soit en réponse à des appels à propositions». Une «expérience» qui deviendra pérenne sous le gouverne­ment Raffarin, qui les dotera de 400 millions d'euros en 2003.

 

 

4

DE LA VRAIE PART DU CIVIL

DANS LE BUDGET DE LA RECHERCHE

ET DE SON ASPHYXIE RÉCENTE

 

p.25

« Les crédits baissent », disent les personnels de recherche. «Pas du tout! répond le gouvernement. Au contraire, ils augmentent!» Mais au fait, combien coûte notre recherche ? Est-elle au-dessus des moyens de la France ?

 

Pour répondre à cette délicate question, je vais partir du Produit intérieur brut (PIB), environ i 500 milliards d'euros par an depuis l'an 2000. Il était deux fois moin­dre quarante ans en arrière. Il a augmenté de 0,8% en 2002 (12 milliards d'euros). Sauf pendant le gouverne­ment de Jacques Chirac de 1986 à 1988, la part du PIB consacré à la recherche (privée et publique) a connu une progression quasi continue de 1960 à 1990, passant de 1,15% en 1960 à 2,42% en 1990. Depuis, en revan­che, elle a connu une érosion lente pendant le gouver­nement Jospin (2,40% en 1994), puis dramatique par la suite (2,23 % en 2002). La modernité du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin a consisté en la matière à un retour au niveau des années 70. Je parle donc bien d'une réduction de l'effort de recherche de la France.

 

L'astuce qui permet cette année à Claudie Haigneré de parler d'une augmentation consiste à regarder la somme d'argent consacrée à la recherche, et non son pourcentage. En effet, puisque le PIB augmente, une part rognée de ce PIB peut donner tout de même un peu plus d'euros. C'est ainsi qu'on peut affirmer sans mentir que, depuis 1995, la France a augmenté sa dépense de recherche de 2,4 % en euro constant par an. Notre ministre parle donc bien d'une augmentation de la dépense de recherche de la France.

 

Pour relativiser ces 2,4 % d'augmentation de la dépense de recherche, il est bon de les comparer aux autres pays. Pour l'ensemble de l'OCDE> ce taux atteint 4,7% et 3,7% pour l'Union européenne. À l'exception du Royaume-Uni, il est supérieur dans tous les grands pays développés : Italie 2,7; Japon 2,8 (entre 1996 et 2001); Pays-Bas 2,9; États-Unis 5,4; Canada 5,6; Espa­gne 6,5. Pour plusieurs autres pays de l'Union euro­péenne, il est encore plus soutenu  Norvège 4,4; Autriche 5,9; Belgique 6; Suède 7,2; Danemark 7,5; Irlande 7,5; Finlande 11,3; Islande 17... Notons aussi certains pays «émergents» qui mettent les bouchées doubles : Corée du Sud 7,5 %; Mexique 14,1 %; Turquie 15,4 %, etc. En résumé, ce qu'on nous présente comme un accroissement est en réalité un retard (voir glos­saire).

 

Voyons à présent à quoi sont attribués les 2,23 % du PIB que la France consacre à sa recherche.

La part privée est de 1,33 %, un peu moins de 20 milliards d'euros. Est-ce beaucoup? C'est relative­ment faible comparé à d'autres pays industrialisés Allemagne 1,76 %, Suède 3,31 %, Finlande 2,42 %, USA 2,10% et Japon 2,28%.

 

La part de la recherche publique est donc de 0,9 %, soit 13,5 milliards d'euros. Au 4e rang des pays indus­trialisés, elle peut sembler élevée. Cependant, elle recouvre à la fois la recherche militaire et la recherche civile.

 

La plupart des pays n'incluent pas la recherche mili­taire dans ce compte pour lequel la France est dans le peloton de tête, juste derrière la Grande-Bretagne et les USA, très loin devant le Japon. Elle représente en effet 0,32 % du PIB, ou 4,775 milliards. Il s'agit d'un chiffre quasiment inconnu des Français. Pourquoi? Parce que aucun véritable débat public sur la politique militaire de la France ne précède le vote de ces crédits par le Parlement, et qu'il n'y a ensuite aucun contrôle parle­mentaire sur leur utilisation, ni aucune évaluation scientifique. Les Français mériteraient pourtant de savoir comment est dépensé cet argent. D'autant qu'un des projets principaux qui a déjà bénéficié de 5 milliards d'euros entre 1994 et 2002 attire tout parti­culièrement l'attention : le programme de simulation d'explosions nucléaires (nommé un moment PALEN) dont l'objet est de garantir la fabrication de bombes atomiques miniatures pouvant être assemblées en un temps très brefl Un tel pactole pour un programme qui contribue à la prolifération des armes de destruction massive, on aurait aimé être consultés!

 

Ainsi donc, sans le généreux budget réservé aux mili­taires, le budget de la recherche civile française s'élève à 0,58% du PIB, soit 8,725 milliards d'euros en 2002. La France s'avère en la matière l'un des pays les plus pin­gres de l'OCDE (0,82 % pour l'Allemagne par exerriple où la recherche militaire est structurellement extrêrnement faible). La peste soit de l'avarice et des avaricieux!

 

Comment se répartit cet argent? Il va à différents ministères : industrie, agriculture, environnement... et naturellement recherche. Six milliards sont attribués àce dernier dont un peu moins de la moitié est consacrée à faire vivre le plus grand des EPST, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Est-ce une gestion avisée? Pour y répondre, je vais examiner attentive­ment le cas du CNRS, si décrié ces temps-ci.

 

Le budget global 2003 du CNRS est de 2,5 milliards d'euros, dont 400 millions sur fonds propres (brevets et contrats industriels). Cette somme investie par l'État équivaut au budget recherche et développement de PSA pour fabriquer uniquement des véhicules, au tiers du budget recherche d'IBM ou de Microsoft. Pour cette somme dérisoire (rappelons-nous que l'économie fran­çaise s'est enrichie de 12 milliards en 2002), les cher­cheurs du CNRS publient la moitié des articles scientifiques français. Ils sont Il 600, avec 14500 ingé­nieurs, techniciens, administratifs dans 1 256 unités de recherche presque toutes associées aux universités.

 

La masse salariale et les dépenses ordinaires repré­sentent la plus grande partie du budget, laissant 575 millions d'autorisations de programmes. C'est avec ce peu d'argent de fonctionnement qu'on arrive à des résultats extraordinaires, des médailles Fields, des prix Nobel, des découvertes de planètes extrasolaires, des avancées en économie, en histoire. C'est avec ce budget     -de fonctionnement que le CNRS brille dans le pano­rama scientifique mondial, à côté d'agences aussi pres­tigieuses que la NASA. La NASA, justement, qui ne s'occupe que d'espace civil, quel est son budget, au fait ?

 

Il est de près de 14 milliards de dollars.

 

Or ce budget de la recherche civile, le gouvernement, depuis son arrivée au pouvoir en 2002, a décidé de le réduire encore. Cette véritable asphyxie, une fois opé­rée, permettra de démontrer aisément que le système actuel n'est pas viable car trop coûteux. Une stratégie déjà bien rodée qui a permis de faire passer la loi sur les retraites, la réforme du régime des intermittents du spectacle et bientôt celle de la sécurité sociale. Depuis plusieurs mois, le gouvernement l'applique avec une rage toute particulière sur la recherche publique civile.

 

Printemps 2003, tandis que l'attention est focalisée sur la réforme des retraites, le gouvernement, en illu­sionniste madré, annonce dans l'indifférence générale de lourdes annulations de crédits. Les chercheurs attendaient le versement de la moitié des crédits de paiements de l'année précédente toujours gelés, ils sont annulés. «Débrouillez-vous avec vos réserves!» Ces réserves existent effectivement : pour acheter de gros équipements, les laboratoires se sont habitués à épar­gner d'une année sur l'autre. Mais les économies demandées vont au-delà, et conduisent les laboratoires à s'endetter, à réduire les programmes, à ajourner des achats d'équipement, annuler des expériences, différer des constructions.

 

2 octobre 2003, Bercy annonce une réduction supplé­mentaire de 16 millions d'euros pour la recherche uni­versitaire et 27 millions d'euros pour les Fonds. Le ministère «doit» toujours 172 millions d'euros au CNRS et 34 millions à l'INSERM. Le projet de budget 2004 ne rattrape pas ces retards puisque les crédits de l'année 2003 sont reconduits pour 2004. Ainsi, l'INSERM (méde­cine) et l'INRA (agronomie) ont perdu 40% de leurs dotations 2002, l’IRD (développement) 20%. Entre 2002 et 2004, le CNRS a pris une année de retard de finance­ment. Son budget de fonctionnement est tombé à368 millions d'euros en 2003, soit trois cinquièmes de celui de PALEN.

 

Début décembre 2003, la situation est tellement catastrophique que, pour la première fois de son his­toire, le conseil d'administration du CNRS reporte le vote du budget 2004. Et pour cause, le ministère vient d'annoncer une nouvelle baisse de 2 % par rapport au budget de misère de 2003.

 

Depuis, au gré des promesses de reversion d'argent gelé, le ministère peut clamer que le budget 2004 est en hausse. Il se réfère à l'année 2003 naturellement. L'ar­gent supplémentaire n'est jamais que l'argent voté par le Parlement en 2001 pour l'année 2002.

 

Gâchis pitoyable qui conduit la recherche vers une régression brutale et rapide. Constat désespérant quand on sait que c'est le secteur public qui améliore réguliè­rement ses performances (mesurées en termes de publi­cations scientifiques) tandis que le secteur privé voit les siennes péricliter (en termes de dépôts de brevets). Selon les données de l'Observatoire des Sciences et des Techniques, la part des publications scientifiques fran­çaises progresse de façon significative au niveau mon­dial de 4,2% en 1985 à 5,2% en 1997 et la part mondiale des citations de la recherche française pro­gresse parallèlement au cours de cette période. Cette progression est tout à fait spectaculaire dans certaines disciplines (mathématiques, sciences de l'ingénieur, biologie appliquée, écologie). Ces données ne Compta­bilisent pas les sciences humaines et sociales, où la

recherche française est également particulièrement reconnue. Inversement, les performances du secteur des entreprises se dégradent régulièrement. Entre 1989 et 1999, la part mondiale des brevets déposés par la France est passée de 8,6 à 6,5 %. Dans le système euro­péen des brevets, elle s'est maintenue à 17,6 % jusqu'en 1994, mais est ensuite tombée à 15,2% en 1999.

 

Par cette asphyxie opérée brusquement depuis 2003, le fruit est aujourd'hui mûr pour être cueilli, exsangue, au bord de la faillite. Qui sont les heureux bénéficiaires?

 

 

 

5

LES REPRENEURS

DE LA RECHERCHE PUBLIQUE CIVILE

 

 

 

p. 32

Le 21 avril 2002, la droite revient aux affaires, avec des mesures qui ont un impact direct sur la recherche publique : diminution des impôts, loi sur les retraites, remplacement d'un fonctionnaire sur deux, priorité à la défense nationale.

S'agissant de la politique de recherche à proprement parler, l'inspiration du gouvernement vient également d'un colloque réuni le 4 décembre 2000 par le RPR, en présence de Michèle Alliot-Marie, d'Alain Juppé, de Jean-Jacques Aillagon, François Fillon ou encore Ber­nard Belloc qui préparera bientôt la réforme des uni­versités. Ses conclusions dictent la mise à sac actuelle de notre appareil de recherche publique civile, au béné­fice de quelques repreneurs. Il ne m'a pas fallu une lon­gue enquête pour trouver qui ils sont

 

Le premier est l'armée. En 1994, nos dépenses mili­taires étaient estimées à 185 milliards de francs, soit 28,2 milliards d'euros. En 2004, elles atteindront 41,6 milliards d'euros. Voilà un secteur où les crédits publics sont en pleine expansion et à un rythme qui s'accélère. En 1994, sur les 185 milliards de francs, 30 étaient destinés à la recherche. 25 % allant dans des laboratoires purement militaires, 60% aux industriels de l'armement, et 15 % aux universités et au CNRS. Avec 37 % du financement de la recherche publique assurés par les crédits militaires, la France occupait le troisième rang mondial pour l'effort de recherche consacré à la Défense, derrière les États-Unis (55 %) et la Grande-Bretagne (46%). Le but des militaires est d'u­tiliser au maximum leurs moyens pour l'achat de nou­veaux matériels de guerre, chars, sous-marins, fusils d'assaut. Ils savent cependant que leurs joujoux ne pourront pas être longtemps compétitifs sans une recherche de pointe. Pour surmonter ce dilemme, ils lorgnent avec envie sur le vivier de la recherche publique. Il suffirait pour cela qu'un gouvernement y mette juste un peu du sien...

Or, dopées par la «guerre contre le terrorisme» du président George W. Bush, les dépenses militaires des États- Unis (voir glossaire) augmentent à un taux supé­rieur à tout autre pays. Le budget de recherche mili­taire a atteint 11,5 milliards de dollars en 2003, en hausse de 16,2% par rapport à 2002, suivi d'une hausse de 13,3% en 2004. Il entraîne dans son sillage une approche sécuritaire d'un nombre croissant de secteurs d'activités jusque-là réservés à la vie civile. Pour quels bénéfices ?

 

D'une part les techniques de «gouvernance» aux États-Unis et de plus en plus dans le monde entier s'ap­puient sur la création d'une atmosphère générale de «guerre totale contre le terrorisme»: contrôles poli­ciers renforcés, interventions appuyées des «fonction­naires de défense», «secret défense» généralisé (par exemple dans le domaine du nucléaire civil). La recher­che scientifique publique ne peut survivre qu'en s'adap­tant à ces choix.

 

D'autre part l'intégration de plus en plus profonde des résultats de la recherche dans tous les secteurs d'ac­tivité a pour conséquence que même aux stades les plus théoriques et fondamentaux du travail scientifique, on ne peut plus exclure leur utilisation dans des applica­tions militaires. En conséquence, Si l'on considère froi­dement l'évolution de la situation aux États-Unis, la militarisation de la recherche scientifique semble deve­nue une évolution nécessaire et inévitable.

 

Retour en France...

Peu d'observateurs ont relevé les déclarations du nouveau directeur du Centre national d'études spa­tiales, Yannick d'Escatha, dans CNES Magazine (sep­tembre 2003). «Il est important, explique-t-il, que la Défense puisse s'exprimer le plus en amont possible dans la genèse des projets et de la R&D, pour que les meilleurs choix soient effectués et que des priorités soient clairement établies. La Défense, qui est co-tutelle de notre Établissement, doit pouvoir orienter, en fonc­tion de ses besoins, l'action du CNES [...] Une équipe de "Défense" désignée par le délégué général pour l'Ar­mement et le chef d'état-major des armées sera présente à mes côtés et reliée fonctionnellement à la totalité des projets et recherches amont de notre orga­nisme.» Voici donc les militaires en mesure d'orienter l'ensemble des recherches amont du CNES, c'est-à-dire dans l'ensemble des établissements publics de recher­che qui participent aux programmes spatiaux et aéronautiques. Cette mise sous tutelle générale et insti­tutionnalisée est suivie en septembre 2003 par une nouvelle nomination au poste de fonctionnaire de défense auprès de la direction du CNRS pour «aider le direc­teur général à faire face à ses responsabilités de protec­tion». Ce fonctionnaire, Joseph Illand, note que «les implantations (de laboratoires) en milieu universitaire sont en matière de sécurité des facteurs plutôt aggra­vants», et propose de porter «une attention particulière» à nos échanges internationaux  Big Brother nous regarde! En 2004, la Délégation générale à l'armement participe directement aux commissions de sélection des projets du Fonds National de la Recherche : les projets de recherche «duale», c'est-à-dire avec les militaires, sont fortement recommandés, en particulier dans les domaines de fouille de texte, de fusion de données, d'i­magerie spatiale, de partage des ressources informa­tiques.

 

Pourtant, la France a signé le Traité de Non-Prolifé­ration par lequel elle s'est engagée à «ouvrir des négo­ciations de bonne foi pour aboutir à une convention internationale d'interdiction des armes nucléaires». Le respect de ce traité conduirait évidemment à mettre un terme au programme PALEN, ce qui fournirait sans conteste de quoi renflouer largement la recherche publique civile. En fait le risque de voir la France respecter sa signature est quasi nul malgré les engage­ments pris publiquement sur ce point précis tant par Alain Juppé en 1995 que par Lionel Jospin en 1997. Comme ceux des États-Unis, nos dirigeants ont en réalité la volonté politique de conserver et perfection­ner des armes nucléaires, tout en s'opposant de manière sélective à leur prolifération dans d'autres pays.

 

Ainsi, sous la férule des militaires, notre recherche se trouve-t-elle engagée sur le chemin que le monde redoute: être utilisée à des fins de destruction massive. La perte de confiance des citoyens envers leur recher­che publique ne peut qu'en être aggravée.

 

Les militaires ne sont pas les seuls à lorgner sur la recherche. En ces débuts de xxième  siècle, la science fon­damentale et l'industrie se rencontrent avec une vigueur exacerbée dans le cadre des biotechnologies fabrication d'Organismes Génétiquement Manipulés (OGM), de nouveaux médicaments, etc. L'industrie française est forte, mais en perte de vitesse devant des monstres comme Monsanto. Par ailleurs, l'opinion publique commence à questionner l'innocuité des pro­duits manipulés. Pour se défendre, les entreprises de biotechnologie décident de s'organiser en lobbies (voir glossaire). L'élection de la droite va leur fournir un élan inespéré.

 

C'est ainsi que le 24 juin 2002 s'auto-constitue ce fameux Conseil Stratégique de l'Innovation (CSI) dont je vous ai déjà parlé, sur la proposition de Philippe Pou­letty, qui en assure la présidence. Ce monsieur est par ailleurs président de deux associations : France Biotech et Objectif 2010. Que sont-elles? Créée en 1997, France Biotech regroupe des entreprises biotechnologiques, tandis qu'Objectif 2010 est une association d'entrepre­neurs (essentiellement en biotechnologie) assistés de juristes et d'économistes. La rédaction de projets de loi «clés en main » est la grande spécialité de cette seconde association. En effet, elle se vante d'être à l'origine du statut d'entreprise SAS (Société par actions simplifiée) voté dans le cadre de la loi sur l'innovation de juillet 19991 du statut des jeunes entreprises innovantes et d'un statut des Fondations pour soutenir la recherche médicale.

 

Quant au comité constitutif du CSI, il comprend 15 membres. Tous, sans exception, sont liés aux bio­technologies, y compris les représentants des organis­mes de recherche publique les directeurs de l'INSERM (médecine), de l'INRA (agronomie) et du département des Sciences de la Vie du CNRS. Ce dernier, transfuge du groupe Sanofi, est par ailleurs membre éminent d'une start-up en biotechnologie dont le siège social se trouve... au Canada.

 

Le site de France Biotech(1) est extrêmement instruc­tif : à l'encontre de tous les grands partis politiques français, on y soutient allègrement la brevetabilité du vivant; mais là s'arrêtent les désaccords avec la droite, puisque les propositions suivantes ont été reprises, par­fois au mot près, par Jean-Pierre Raffarin, en juin 2003. Ainsi : réduire l'impôt pour les investisseurs en biotech­nologie; affecter 1 % du budget de la Caisse nationale d'assurance-maladie à des investissements boursiers en faveur de sociétés de biotechnologies - capital risque qui permettrait de proposer à des chercheurs étrangers de venir travailler en France dans des conditions com­parables à celles de leurs pays d'origine, sur un statut créé spécialement, celui d'imparrié (voir glossaire).

 

Ce que France Biotech et Objectif 2010 préconisent, pour la recherche biomédicale en mai 2002, le CSI le suggère pour l'ensemble de la recherche en mai 2003. L'objectif est de créer et de faire

 

 

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(1). http://www.france-biotech.org

 

 

coter en Bourse un maximum d'entreprises en piochant dans le réservoir de la recherche publique. Or, comme la création d'une start-up repose sur le dépôt d'un brevet, il est néces­saire de se doter des outils pour piloter l'activité des chercheurs et s'approprier leurs résultats. La structure idoine, copiée sur des pays anglo-saxons ou la Suisse, s'appelle «Fondation». La loi suggérée par M. Pouletty est votée par le Parlement(1) le 1er août, moins de trois mois après la proposition du CSI. De quoi s'agit-il?

 

En premier lieu, un panel de mesures fiscales pour stimuler les dons de particuliers ou d'entreprises aux Fondations, dont une réduction d'impôts de 60 % de leur montant. Ensuite, une accélération de la procédure de reconnaissance d'utilité publique. Mais aussi une représentation de l'État éventuellement réduite à une seule voix consultative. Cette loi recouvre des domaines qui vont bien au-delà de la recherche, puisque ces Fon­dations ont pour vocation de financer la culture, la vie associative et politique. D'ailleurs, le Parti communiste français et l'UMP viennent de créer les leurs. Distin­guons les deux types de Fondations possibles :

1) Les Fondations «traditionnelles» existent en France depuis longtemps (1970 pour la plus grosse, la Fondation de France, fédération de 500 fondations). Leur poids économique est grand : environ 0,1 % du PIB.

2) Les «nouvelles» Fondations ont pour modèle la très puissante Welcome Trust anglaise. L'autoproclamé «Conseil Stratégique de l'Innovation» propose d'en consacrer sept à dix à la recherche Elles feraient suite à l'expérience des fonds nationaux de Claude Allègre, élargissant

 

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(1) http://www.assemblee-nat.fr/i 2/dossierslmecenat.asp  

 

 

cette modeste tentative pourtant déjà épinglée par la Cour des comptes en février 2004 pour « absence d'évaluation réelle des résultats ». Elles se ver­raient dotées d'un financement multiple, public, caritatif et privé. Rien sur une quelconque représentation démocratique des personnels. Rien non plus sur l'éva­luation des chercheurs : les Fondations sont des outils à fabriquer de la valeur ajoutée financière, pas à fabri­quer de la connaissance. Les objectifs seraient fixés à leur gré, et donc par les entreprises donatrices, en par­ticulier les plus grosses. C'est la généralisation à tous les domaines de la recherche par «actions incitatives». Le mécanisme en est simple. Voici un exemple : une entreprise de télécommunications a besoin d'un déve­loppement de traitement du signal spécifique. Elle sub­ventionne une Fondation, qui émet un appel d'offres. Les chercheurs intéressés répondent, et le « mieux disant» emporte le marché. La recherche est financée en partenariat par cette entreprise et par les fonds publics. Si elle n'aboutit pas dans le laps de temps défini par l'entreprise, elle est abandonnée.

 

On voit immédiatement les dangers de cette méthode :

- les recherches qui n'ont pas d'applications immé­diates ne seront plus financées,

- les recherches qui n'aboutissent pas assez rapi­dement seront abandonnées, impliquant

  un gâchis humain et culturel.

 

On peut naturellement estimer que ce tableau est trop noir. Que l'État continuera de subventionner les recherches purement fondamentales. Qu'on prête alors attention aux propos de la ministre Claudie Haigneré en réponse à la Cour des comptes : «Cette tendance devrait se confirmer dans les années à venir où la logique de financement sur projets à partir de fonds incitatifs, quel qu'en soit par ailleurs le gestionnaire... va prendre une place de plus en plus importante dans l'attribution des moyens à la recherche.» Déjà, un sta­tut type spécifique a été approuvé par le Conseil d'État en faveur des «Fondations à caractère scientifique» ou «Fondations de recherche». Le ministère chargé de la Recherche et des Nouvelles Technologies a mis en place une «Mission Fondations de recherche » pour expertiser et accompagner des projets de soutien ou de création de Fondations. Quatre grands thèmes priori­taires ont été retenus: la santé avec le développement des pandémies récentes, le développement durable et la lutte contre l'effet de serre avec la recherche en faveur du véhicule propre, les micro et nanotechnologies au coeur des technologies de demain, la diffusion du savoir.

 

C'est dire Si la situation évolue rapidement. C'est que les industriels ont parfaitement compris où était leur intérêt. Ils auraient tort de ne pas puiser dans la manne publique, puisque la dotation budgétaire des Fonda­tions inscrite au budget civil de recherche et développe­ment en 2003 était de 74 millions d'euros, montant maintenu en 2004. Cette aide vient en supplément du montant des dons et legs privés. Selon le ministère, «cet apport d'argent public sert de levier pour drainer des montants plus importants d'argent privé. Il peut être également complété avec les Fonds incitatifs du ministère chargé de la recherche». Il est prélevé sur l'argent des EPST, inutile de le préciser.

 

Pour faire bonne mesure, le ministère promet d'ajou­ter 150 millions d'euros dans la corbeille, prélevés sur l'argent des privatisations à venir... argent virtuel repré­sentant environ un tiers des 3,9 % d'augmentation du budget annoncés par Mme la Ministre. La grande bra­derie a commencé!

 

Voilà comment un lobby privé au service d'intérêts financiers se substitue à la représentation nationale, pour s'approprier la recherche publique et la détourner de ses missions. Savions-nous, en élisant Jacques Chi­rac, que nous votions aussi pour M. Philippe Pouletty?

 

Pourtant, ces mesures se heurtent à des structures relativement démocratiques, qui permettent une liberté d'expression, de publication et d'action... C'est pour­quoi le RPR préconisait en décembre 2000 de sortir de la logique institutionnelle et de faire évoluer les statuts des personnels. Acharné contre les fonctionnaires, le gouvernement nommé par Jacques Chirac va appliquer à la lettre ces recommandations en instaurant la préca­risation des personnels, de façon à les rendre plus mal­léables. Dès 2003, les ministères de la recherche et de la culture sont les plus touchés par le taux de diminution et d'annulation de crédits. En 2004, les personnels de recherche, qui ne correspondent qu'à I % des emplois de fonctionnaires, représentent 10 % des postes de titu­laires supprimés, 550 emplois statutaires sont rempla­cés par des contrats à durée déterminée. Pour la première fois depuis trente ans, aucun emploi n'est créé dans l'université. Le cas de l'INSERM ouvrant les concours à 95 postes en 2002 et à 30 en 2004 donne une idée du désastre. Les techniciens et administratifs ne sont pas épargnés, et les laboratoires sont priés de les embaucher sur d'improbables fonds propres. Pas de secrétariat ni de techniciens, les chercheurs n'ont qu'à se débrouiller!

 

Par rapport au « plan pluriannuel de l'emploi scienti­fique » de Lionel Jospin qui promettait un accroisse­ment de l'emploi scientifique, la différence est de 680 postes de chercheurs en deux ans. Si l'on ajoute les enseignants-chercheurs et les techniciens, elle s'élève à 2 500 postes, l'équivalent de toute une promotion annuelle.

 

Atteindre 3% du PIB en 2010 suppose d'accroître l'emploi scientifique public et privé de 8 à 10% par an, et donc de former plusieurs milliers de docteurs sup­plémentaires. Or, c'est une baisse qui a lieu. Certes, on promet 300 bourses CIFRE supplémentaires, c'est-à-dire en partenarial (voir glossaire) privé-public. Mais depuis des années, le contingent disponible n'est pas rempli. Par contre 300 allocations de recherche ont été supprimées depuis 2002 et la chute sera plus grande car les compensations pour perte d'emploi des jeunes docteurs au chômage sont financées sur le contingent d'allocations de recherche. Des allocations qui, même revalorisées récemment, sont juste au-dessus du SMIC, et restent inférieures au salaire d'un policier stagiaire, sans aucune qualification.

 

Tout indique qu'il s'agit d'une volonté sur le long terme : le gouvernement a demandé une étude à dix ans de l'effet de sa politique sur le CNRS. Il n'est pas besoin d'étude très détaillée, madame la Ministre! Je peux vous en donner les conséquences en peu de mots dans dix ans, il n'y aura plus de recherche publique civile en France!

 

 

 

6

SÉANCE DE TRAVAUX PRATIQUES

 

p.43

Comment résister, s'agissant de la recherche, à une séance de travaux pratiques? Deux applications en France, une à l'étranger... Lecteurs, à vos paillasses!

 

 

 

6.1                                                             SPATIAL PUBLIC : L’EXPLOSION EN VOL D’UNE AMBITION

 

Septembre 2001, l’agence spatiale française, le CNES, entame son exercice le plus difficile se projeter dans l’avenir, se positionner dans le panorama mondial de l’espace de demain. L’agence est prestigieuse : la plus importante en Europe pour le spatial civil, elle rayonne par ses innovations et ses audaces, ses réussites éclatan­tes, sa présence dans presque toutes les grandes missions internationales. Pour envisager son futur, elle fait appel à tous les spécialistes scientifiques. Plusieurs groupes se mettent au travail avec enthousiasme, sur des théma­tiques allant de la Terre à l’univers lointain. Les idées nouvelles sont examinées avec soin, expertisées. Des dizaines de réunions à travers la France rassemblent des experts en physique, médecine, ingénierie…

 

Cependant, des rumeurs persistantes indiquent que son budget de i 308 millions d’euros pourrait être considérablement réduit les engagements 2003 excè­dent les ressources disponibles de 90 millions d’euros, avec un déficit 2002 de 35 millions d’euros. Si l’on y réfléchit, cela ne représente que 2,68 %, ce qui témoi­gne d’une gestion relativement avisée.

 

Avril 2002, réélection de Jacques Chirac. En dépit de la nomination de la spationaute Claudie Haigneré comme ministre de la recherche et des nouvelles tech­nologies, les rumeurs se renforcent, l’ambiance devient électrique dans les groupes de travail : la consigne venue «d’en haut» est de procéder à une évaluation financière des projets sur la base d’une réduction d’un tiers à la moitié du budget. Puis on apprend que des projets déjà engagés vont être abandonnés. Il s’agit essentiellement de l’exploration martienne.

 

Mars a toujours fasciné l’humanité. Les Russes y ont connu quelques succès et beaucoup d’échecs. Les USA y ont eux aussi perdu un nombre impressionnant de sondes, mais finalement se retrouvent en situation de monopole. À tel point qu’ils n’hésitent pas en 1997 àfaire se poser sur Mars l’une de leurs sondes (Pathfinder) le jour de leur fête nationale, le 4 juillet, délivrant ainsi un message clair au reste du monde. Le ministre français de la recherche d’alors, Claude Allègre, décide de casser ce monopole. Il a eu l’honneur d’analyser des roches lunaires lors des missions Apollo. Conséquence directe : il faut rapporter des échantillons martiens sur Terre. Son projet, «Mars Sample Return (MSR)», est quasiment imposé à la communauté scientifique. Des satellites d’accompagnement sont projetés, tel Netlan­der, constitué de quatre atterrisseurs et d’un orbiteur. La munificence de ces programmes oblige à trouver un ou plusieurs partenaires. Et à la surprise générale, c’est vers la NASA et non vers son homologue européenne (l’ESA) que se tourne Claude Allègre.

 

Les budgets se mettant en place, les scientifiques lan­cent des simulations, des expérimentations. Puis Claude Allègre est remplacé par Jack Lang. Les rumeurs sur le cout exorbitant du retour d’échantillons ne se canton­nent plus aux alcôves et il devient vite clair que le projet sera renvoyé aux calendes grecques. Les USA s’en reti­rent. Exit MSR, à la consternation des femmes et des hommes qui viennent de lui consacrer plusieurs années d’effort. Un exemple frappant des risques d’un pilotage par les instances politiques d’un programme de recher­che démesuré.

 

Retour en 2002. Les groupes d’experts de l’exercice de prospective comprennent rapidement que les autres projets martiens sont eux aussi menacés. En dépit de ces difficultés, un «pré-séminaire» de prospective est convoqué à l’automne, la date du séminaire final ayant été repoussée en décembre. Lors de cette réunion, qui se tient dans la morosité de l’échec d’Ariane 5, une cher­cheuse réputée suscite l’ire des décideurs en évoquant le désespoir de la communauté scientifique spatiale. Puis, en novembre, Claudie Haigneré décide abruptement de reporter sine die le séminaire final. Des centaines de voyages, des dizaines de réunions, des quintaux de papiers, des heures d’auditions, des jours de débats, des semaines de synthèses pour arriver à ce néant.

 

Elle nomme un groupe ad hoc, plus malléable qu’une communauté scientifique, pour faire l’audit de l’agence.

 

Le 17 janvier 2003, il rend son rapport. «Sans un CNES fort, pas d’Europe spatiale», est-il écrit. Puis on décou­vre la Clé des événements qui viennent de se dérouler : le CNES doit se tourner vers les applications industriel-les et militaires. Il est proposé de créer une Direction des Affaires de la Sécurité et de la Défense, de favoriser la conclusion d’un accord de fusion des sociétés Alcatel Space et Astrium, d’augmenter les ressources que le CNES alloue à l’industrie des Télécommunications…

 

Dans la foulée, le président de l’agence donne sa démission. En quelques semaines, un plan d’économies est proposé : on se défausse des missions martiennes sur l’ESA, qui n’a rien demandé, on gèle des projets, on en abandonne d’autres. Les priorités deviennent essen­tiellement technologiques, délaissant les objectifs d’ac­quisition de connaissances. Ainsi, en juin 2003, le conseil scientifique du prestigieux « Programme Natio­nal de Planétologie » du CNRS apprend que la contri­bution du CNES sera en baisse de 25 % par rapport à l’an passé. Les chercheurs rentrent avec la gueule de bois dans leurs laboratoires, où les attendent gels de crédits et suppressions de postes.

 

Le nouveau président, Yannick d’Escatha, est nommé pour la première fois conjointement par les ministres de la recherche et de la défense. Il se verra bientôt adjoindre un vice-président nommé par la Délégation générale à l’armement, qui aura contrôle sur toute la recherche amont du CNES. À peine arrivé, il impose l’utilisation d’un nouveau logiciel d’aide à la décision pour sélectionner les futures expériences spatiales> le logiciel «Atouts-Attraits». Pour l’utiliser, il faut classer les propositions selon des critères pré-définis. Le critère qui rapporte le plus de points est «expérience à carac­tère militaire, ou filière lanceurs». Lorsqu’on sait que la filière lanceurs est totalement privée, il prend un carac­tère encore plus significatif. Le deuxième critère est «contribution aux expériences obligatoires de l’Agence spatiale européenne, ou développement durable, ou participation à GMES ». GMES est l’une des priorités de l’Europe spatiale. Il s’agit de la surveillance des cata­strophes naturelles depuis le ciel. Les militaires s’y inté­ressent de près. Le troisième critère revient sur l’aide au privé : « contribution aux Technologies de l’information et de la communication ». C’est-à-dire internet, satelli­tes de communication… Dernier critère dans la liste, celui qui ne rapporte rien ou presque : « expérience àcaractère scientifique ».

 

En 2004, le CNES et les astronomes français sont àl’avant de la scène grâce à la sonde Cassini-Huygens sur Saturne et Titan, de Rosetta lancée vers une comète, et de Mars-Express sur Mars. Dans tous ces projets, déci­dés et financés depuis des années, des chercheurs publics français sont responsables d’expériences. Une simulation faite avec le logiciel « Atouts-Attraits » mon­tre qu’ils n’auraient pas été sélectionnés aujourd’hui l’argent privé et l’argent militaire n’ont pas vocation à financer de telles expériences scientifiques spatiales.

 

 

6.2                                                             L’ARCHÉOLOGIE PRÉVENTIVE

 

Sacrifier la recherche publique aux intérêts privés et militaires ne concerne pas seulement les sciences de la nature et de la technologie. Les sciences humaines souffrent encore plus Si c’est possible des interventions du pouvoir politique car elles cumulent plusieurs rai­sons de se voir limiter liberté d’action et moyens de tra­vail. Pour une grande partie de ces disciplines, les intérêts privés et l’État savent exactement à quoi elles leur servent, et jusqu’où les laisser explorer leur champ d’investigation : comprendre les mouvements de la société permet de maximiser les profits des entreprises et l’efficacité des administrations. Ainsi, les recherches sur l’analyse transactionnelle ou la psychanalyse sont utilisées lors des recrutements, ou en communication politique. Hors de ce cadre, l’augmentation des connaissances est non seulement peu pertinente, mais considérée comme potentiellement dangereuse. C’est ce qui explique la faiblesse relative de leurs moyens publics et la précarisation plus forte qu’ailleurs de leurs personnels.

 

Les trois critères d’évaluation des sciences sociales retenus par le gouvernement actuel sont les suivants « utiles pour l’industrie, l’État ou les militaires », « potentiellement gênantes», ou «totalement inutiles ». Celles qui relèvent des deux derniers critères sont vouées à la disparition. Le massacre a déjà commencé avec l’archéologie préventive.

 

En 1994 la France signe la convention de Malte, qui oblige chaque pays européen à prendre en charge la sauvegarde de son patrimoine. Pour faire face à cet engagement, le Parlement élabore la loi du 17 janvier 2001, qui définit les missions de l’archéologie préven­tive, sous contrôle de l’Institut national de Recherches archéologiques préventives. Cette loi entre en vigueur en février 2002. Mais l’INRAP, à peine né, subit les attaques de la nouvelle majorité avec, dès novembre

2002, une réduction de 25 % du montant de sa dotation. Un nouveau projet de loi, déposé en procédure d’ur­gence, est adopté le 1er août 2003, le même jour que la loi sur les Fondations. Il place l’archéologie dans le champ de la concurrence commerciale, en confiant aux aménageurs la maîtrise d’ouvrage en ce qui concerne la fouille, et en les autorisant à la faire réaliser aussi bien par l’INRAP que par les services des collectivités terri­toriales ou même par des opérateurs privés. En la trai­tant comme une activité technique, cette loi méconnaît la réalité de l’archéologie, qui n’a d’autre objet que la recherche fondamentale et le service public du patri­moine national.

 

Les conséquences directes sont immédiates. Elles étaient prévisibles : diminution des budgets dévolus aux coopérations scientifiques, exclusion quasi systématique du CNRS et des universités des fouilles. Décisions qui conduisent à coud terme à la disparition de la recherche fondamentale archéologique dont l’exigence de qualité ne peut qu’être en totale contradiction avec l’exigence de rentabilité d’une entreprise privée.

 

L’archéologie française avait su former des chercheurs compétents et reconnus dans des domaines variés : géo­graphie, géologie, anthropologie biologique, disciplines naturalistes… Ils ne sont pas seulement menacés : ils sont déjà condamnés. Avec eux disparaîtront la sauve­garde de notre patrimoine, la compréhension de notre passé, et une discipline qui, sous flmpulsion de l’archéo­logie préventive, avait entièrement renouvelé ses problé­matiques scientifiques et son champ de recherche au cours des dix dernières années, et s’imposait parmi les meilleures au niveau international.

 

 

6.3                              LE MAUVAIS EXEMPLE BRITANNIQUE

 

La Grande-Bretagne est un pays tout à fait extraordi­naire, un chaudron d'expériences, une nation engagée résolument dans sa modernisation, au sens de mon glossaire : « manière d'imposer à la science de ne tra­vailler que pour le commerce ». Un rapport de la Cham­bre des Communes vient courageusement de faire l'analyse de sa structure de recherche publique(1). Que nous apprend-il?

 

À l'orée de l'année 2000, la part du Produit intérieur brut (PIB) consacrée à la recherche était de 2,17% en France, sensiblement devant le Royaume-Uni (1,83 %). Quant à la part de PIB consacrée à la dépense publique de recherche, elle était de 0,9% en France contre 0,62% en Grande-Bretagne. Un désintérêt aussi manifeste a eu pour conséquence directe la fonte des effectifs de per­sonnels de la recherche.

 

La partie privée de l'investissement de recherche bri­tannique a deux composantes distinctes. D'une part, les entreprises peuvent avoir leurs laboratoires propres. D'autre part, elles peuvent intervenir dans le finance­ment des laboratoires publics au moyen de... Fonda­tions, dont la plus connue est la «Welcome Trust».

 

La recherche britannique purement publique  cette portion congrue de la recherche - est financée via plu­sieurs sources : les institutions internationales (Union européenne...), assimilées dans le jargon anglais au financement «commercial»; le Conseil financier de l'é­ducation supérieure; les

 

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(1) http://www.publîcations.parliament.uk/pa/cm2ool 02/cmselect/cms ctech/1 046/1 046.pdf

 

 

Research Councils et le Arts and Humanities Research Board. Mais attention! Les Fondations, encore elles, participent au budget des Research Councils, ce qui facilite leur pilotage par le monde industriel: l'argent est en effet souvent distribué en réponse aux appels d'offres des Conseils de Recher­che et non sur proposition des laboratoires. Depuis l'ère Thatcher, le financement de chercheurs précaires a dépassé celui des chercheurs permanents dans plu­sieurs secteurs, Si bien que les personnels de la recher­che se trouvent séparés en deux groupes : le «personnel attaché » précaire, et les «académiques» sur statut per­manent. En 2003, sur les 43000 chercheurs à temps plein que compte le Royaume-Uni, 41 000 le sont sur des contrats à durée déterminée. Ils étaient 30000 en 1994. Le rapport parlementaire sur lequel je m'appuie souligne, non sans l'indispensable humour anglais, que seule l'industrie de la restauration connaît une propor­tion supérieure de contrats précaires.

 

Plusieurs études soutiennent qu'en dépit de cet état de fait - ou grâce à lui - la recherche britannique se porte bien. Elles s'appuient en particulier sur les conclusions du rapport de Sir Gareth Robert, rendu au gouvernement de l'Échiquier en avril 2002, selon lequel la précarité favoriserait l'inventivité et la productivité. Mais prenant le contre-pied du rapport Robert, le contre-rapport de la Chambre des Communes a étudié les implications de la précarisation sur la science et alerte sur plusieurs effets désastreux en cours.

 

Désastreux, l'effet sur les chercheurs ils sont embau­chés sur contrat à durée déterminée pendant parfois plus de vingt ans. Au-delà, ils se dévaluent pour trouver encore des contrats, ou deviennent chômeurs. La pression est Si grande que le salaire des post-doctorants n'a pas augmenté pendant quinze ans. Le corollaire de leur mobilité, c'est l'impossibilité de fonder un foyer ou même d'acheter un appartement. Leur moral est donc très bas. Ils constituent de très mauvaises vitrines pour les jeunes générations> contribuant à la désaffection pour les métiers scientifiques.

 

Désastreux, l'effet sur l'égalité des sexes : lorsqu'un poste permanent est ouvert, les femmes en sont exclues de fait. On préfère leur donner des contrats à durée déterminée en raison bien sûr de leurs grossesses. Après quelques naissances, elles ne sont plus suffisam­ment « attractives », à moins, comme le souligne le rap­port, de renoncer à leurs congés maternité.

 

Désastreux, l'effet sur l'éthique scientifique les «aca­démiques» s'approprient les découvertes des précaires, sous la menace de ne pas renouveler leurs contrats.

 

Désastreux, l'effet sur la qualité de la recherche : la succession des contrats empêche la continuité des pro­grammes. La nécessité de publier oblige à rédiger des articles « alimentaires» sans grand fond scientifique et empêche la prise de risque intellectuel (le rapport insiste, « il y a une fuite de cerveaux vers la recherche sûre »).

 

Désastreux, l'effet sur les institutions : le grand turn­over du personnel impose une administration lourde et dispendieuse. Il empêche la continuité des cours dispensés par des professeurs précaires.

 

Fort logiquement, la commission parlementaire bri­tannique conclut : « La proportion de chercheurs tra­vaillant sur des contrats à durée déterminée est trop élevée. Le point de départ de toute politique devrait être de réduire cette proportion... La funeste distinction entre employés permanents et précaires doit disparaître. Nous devons rechercher la sécurité de tous les per­sonnels de l'éducation supérieure. »

 

Devons-nous inlassablement reproduire les erreurs de nos voisins? Devons-nous aveuglément courir vers le précipice? Devons-nous perpétuellement sacrifier l'effi­cacité à l'idéologie? Devons-nous stupidement casser notre magnifique instrument de recherche publique civile? Devons-nous fatalement suivre ce contre-exem­ple britannique?

 

 

7

QUE FAIRE?

 

p.54

Le constat que je vous ai présenté ne peut prétendre avoir exploré tous les dysfonctionnements, toutes les insuffisances dont souffre la recherche publique civile Française. Mais je crois qu'il suffit à démontrer que le gouvernement actuel a la volonté politique bien arrêtée d'anéantir les bases institutionnelles et financières qui garantissent à cette recherche un minimum d'indépen­dance et de libre arbitre. Des garanties qui lui permet­tent, malgré de fortes contraintes et sous réserve de nombreuses critiques, de rester au service de l'intérêt public.

 

La stratégie d'asphyxie financière mise en oeuvre a eu pour effet une réaction vigoureuse des personnels de la recherche, relayée par les médias. Des analyses, qui ne sont pas encore un débat, ont vu le jour. Éliminant cel­les qui approuvent la mise à sac de la recherche publique civile, j'y distingue deux grandes catégories de réactions, qui ne me satisfont ni les unes ni les autres.

Il y a tout d'abord ceux que j'appellerai « les nihilis­tes » de la science et de la technologie, qui ne voient que des dangers dans le développement accéléré des connaissances et des techniques et militent pour y mettre un terme. Certes, ces dangers sont réels, par le carac­tère global et à grande échelle des risques que génèrent les applications militaires ou les usages irresponsables des technologies destructrices de l'environnement, de la santé publique... Mais je pense que Si nos concitoyens ont la volonté de les contrôler et de les réduire, ils devront faire appel à d'autres connaissances et à d'autres techniques, donc à davantage de recherche publique civile. Le nihilisme conduit à une impasse.

 

Une autre catégorie regroupe ceux que je qualifierai de « corporatistes ». Elle est légitime à mes yeux et même nécessaire pour réussir à mettre hors jeu la poli­tique gouvernementale. J'ai démontré qu'en dépit de chiffres facilement falsifiables, la part du Produit inté­rieur brut consacré à la recherche civile publique reste faible, l'une des plus faibles des pays occidentaux. Par habitant, l'Allemagne dépense 14% de plus que la France. Le Japon 42 %, la Finlande : 56 %, la Suède 93 % et les États-Unis 72 %. Sans chercher l'impossi­ble, pourquoi ne pas essayer de rejoindre l'Allemagne, notre partenaire privilégié dans l'UE? Il faut donc aug­menter très rapidement le budget de la recherche publique civile. Cependant, cette décision technique ne saurait me satisfaire à elle seule. Il ne suffit pas d'affir­mer la nécessité d'un secteur public de recherche car l'histoire et la réalité actuelle montrent qu'il peut être dévoyé de ses missions. Il faut se demander : pour quoi faire?

 

C'est pour répondre à cette question que je propose une démarche radicalement nouvelle : la démocratisa­tion de la politique scientifique.

 

 

7.1                  RÉTABLIR UNE RECHERCHE PUBLIQUE AU SERVICE DU PUBLIC

 

Maintenir en France une recherche publique signifie que les fruits de son travail reviennent de plein droit au public. Cette conscience de restitution est primordiale pour que les citoyens retrouvent confiance dans leur science. Mais auparavant, il est essentiel de parer à l'ur­gence, en partant de ce postulat : la recherche sert à construire la société de demain. Si la recherche est pri­vée et militaire, la société ne pourra pas avoir le souci du bien public, mais seulement celui des biens privés et militaires. Quelle entreprise paiera pour financer un projet de recherche sur l'amélioration de l'habitat des banlieues ? Sur les effets sanitaires et sociaux de l'agri­culture industrielle? Sur la disparition des abeilles empoisonnées par un produit agricole ? Si la recherche est privée et militaire, la société ne pourra pas davantage avoir le souci du culturel. Qui paiera pour connaî­tre les langues anciennes du Togo ? Pour étudier les châteaux de boue des princes du Dauphiné au Moyen Âge ? Pour recueillir les musiques anciennes sur des manuscrits oubliés ?

 

C'est pourquoi il faut mettre fin immédiatement à ces projets contraires à l'ordre public de Fonds de pilotage centralisé et de Fondations pour les intérêts privés, et abroger la loi du 1er août 2003. Que le secteur privé finance son effort de recherche> et qu'il laisse le secteur public défricher les domaines d'intérêt public !

 

Le gouvernement doit cesser de vouloir piloter la recherche publique de façon autoritaire. M. Chirac n'est pas compétent pour décider quelles découvertes doivent être faites dans les années à venir. Comme par ailleurs il est injustifiable que des chercheurs du sec­teur public s'enrichissent grâce aux découvertes faites dans le secteur public, la loi sur l'innovation 1999, qui institutionnalise les « actions incitatives » et la prévari­cation des chercheurs, doit être purement et simple­ment abolie.

 

La gravité de la situation impose des démarches d'une grande urgence. Entre 1999 et 2001, il y avait 7,5 cher­cheurs pour 1000 emplois en Belgique, 7,6 en Nouvelle-Zélande, 8 en Norvège, 10,6 en Suède, 15,8 en Finlande. Aux États-Unis, il y en avait 8,6 et 10,2 au Japon. En France, seulement... 7,1 en 2001, et en baisse depuis. C'est un chiffre trop bas, un retard à combler. Je ne propose pas l'impossible, c'est-à-dire de rejoindre la Finlande. Mais pourquoi, dans un premier temps, ne pas essayer de faire au moins aussi bien que la Bel­gique? Puis nous pourrions viser la Nouvelle-Zélande, éventuellement la Norvège? Dans la fonction publique, cela signifie des emplois, de vrais emplois, non des pos­tes précaires, dont j'ai montré la nocivité. S'agissant de la recherche industrielle, il est sans doute possible de prendre des mesures incitatives. Mais pas en termes de vampirisation du secteur public : par des aides àl'embauche de jeunes diplômés en sciences. C'est là que les incitations doivent s'appliquer, non dans les Fonda­tions.

 

J'ai dénoncé l'intrusion de l'armée dans l'agence spa­tiale française et au CNRS. Assez! Il faut alerter nos concitoyens : la militarisation de la recherche publique civile menace la société dans sa globalité, parce que toutes les activités présentes et futures sont dépendan­tes de la recherche. Il est hors de question que la recherche publique puisse retrouver la confiance du public Si elle est contrôlée par l'armée. Les militaires doivent retourner dans leurs casernes et cesser d'exer­cer le moindre contrôle sur le travail des EPST.

 

Je propose d'ouvrir un large débat sur la recherche et l'université, vingt ans après les Assises nationales. Pour cela, il faut laisser à la communauté scientifique le temps de s'organiser et de discuter pour faire des pro­positions, sans craindre que demain leur outil de travail ait disparu. Il est certain que le système des EPST est perfectible. Les personnels de la recherche ont des pro­positions. Ils sont ouverts, prêts à modifier leurs pra­tiques.

 

Qu'on laisse également les organisations de la société civile exprimer leurs préoccupations et leurs besoins. Pas un comité de «sages», mais bien toute la société civile. Une synthèse émergera de ces débats qui sera vraiment représentative des besoins du pays. Sur cette base, travaillons ensemble pour faire vivre une recher­che publique civile forte, audacieuse, qui soit la fierté de tous nos concitoyens !

 

 

 

7.2                                     CRÉER UNE RECHERCHE PUBLIQUE EUROPÉENNE

 

Notre continent a connu plus d’un siècle de guerres quasi ininterrompues, dont deux mondiales. La science, qui a su être Si bien utilisée à des fins de destruction massive, peut servir de vecteur pour la paix, comme l’ont montré les scientifiques du groupe de Pugwash ou du réseau INES par exemple. Elle peut participer à l’in­tégration européenne et éviter les guerres futures. Encore une fois, ni la recherche privée ni évidemment la recherche militaire ne peuvent satisfaire cette aspira­tion extraordinaire.

 

La Etats-Unis possède une expérience unique au monde dans l’organisation démocratique de ses instituts de recherche : évaluations, discussions, prises de décision par des comités où les scientifiques élus sont majoritai­res. Utilisons cette base, exportons-la et donnons l’impul­sion à une véritable démocratie scientifique européenne. Imagine-t-on l’enthousiasme que pourrait générer une refonte démocratique de l’Europe de la recherche ? Cela passe par des points techniques simples et efficaces :

 

Le premier consiste à créer des conseils scientifiques dans les instances européennes, dont une majorité de membres doivent être élus par les chercheurs européens eux-mêmes. Les dates des conseils scientifiques euro­péens et leurs ordres du jour devraient être systémati­quement rendus publics, ainsi que leurs comptes rendus.

 

Comment peut-on encore accepter, comme c’est le cas aujourd’hui, que les décisions de financement de programmes scientifiques ne soient pas justifiées et publiées ? A-t-on conscience du découragement actuel des chercheurs qui, après six mois de travail à plein temps sur une demande européenne, sont rejetés sans comprendre pourquoi ? Laissons les personnels de recherche participer aux prises de décision, et pour assurer la démocratie, donnons un rôle important àleurs organisations dans les processus de négociation sur la recherche européenne.

 

À l’encontre du courant libéral, il est urgent de créer un large corps de chercheurs fonctionnaires de l’Eu-rope, ayant une garantie de l’emploi et un salaire confortable, évalués sérieusement par leurs pairs. Ce seront des créations d’emplois, pas des substitutions. Prenons au mot le commissaire Busquin  deman­dons-lui de favoriser la mise sur pied de ce corps par lequel il montrera son attachement à l’embauche des milliers de chercheurs qu’il préconise. Cette mesure générera un courant de vocations qui s’étendra au-delà de l’Union européenne, pour peu que les cher­cheurs du monde entier puissent candidater, et inversera le flux d’expatriations actuel vers les Etats-Unis. Il donnera un nouvel espoir aux 400000 cher­cheurs européens expatriés de pouvoir enfin exercer leur métier dans leur pays.

 

Il serait si simple d’être fiers de travailler pour l’Eu­rope démocratique de la recherche I Nous pourrions aménager une réserve de postes de la fonction publique européenne pour des années sabbatiques. Les cher­cheurs y seraient sélectionnés en fonction de leur excel­lence. Il leur reviendrait l’insigne honneur de devenir, pour quelques mois ou quelques années, les porte-parole de l’Europe de la recherche, même et surtout Si ces postes sont ouverts aux chercheurs du monde entier.

 

 

7.3                  DÉMOCRATISER LA POLITIQUE SCIENTIFIQUE

 

La démocratisation des choix scientifiques et tech­niques est devenue un impératif de notre époque: notre destin planétaire est conditionné par le développement des sciences et technologies  pollution chimique, génome, OGM, trafic d'organes, communication et information, armes de destruction massive, espace... L'humanité prend conscience de la puissance de cette technostructure, des avantages comme des ravages qu'elle entraîne. Dans un tel tourbillon, le rôle des scien­tifiques et leurs relations à la société font l'objet d'inter­rogations, de préoccupations morales, de fantasmes délirants. Comment ne pas comprendre que les exigen­ces de la démocratisation concernent aussi le couple science et technologie? La mondialisation n'épargne pas ce couple elle s'appuie sur ses avancées... Notre village planétaire est devenu un village scientifique, où la maî­trise des sources d'énergie et de technologies peut déboucher sur l'aménagement de l'écosystème comme sur 53 disparition. C'est pourquoi la maîtrise de l'appa­reil scientifique et technologique est un enjeu et une arme. Comment mettre entre les mains des citoyens le débat sur les orientations de la politique scientifique ?

 

Il ne faut pas compter sur les scientifiques unique­ment. D'une part, parce qu'ils travaillent pour ceux qui les paient. D'autre part, parce que les Cassandre ont un accès limité aux médias et aux instances décisionnelles, et sont neutralisés par des moyens connus et simples suppression de subventions, de bourses de thèse, muta­tions...

 

Il faut encore moins compter sur la corporation des experts. C'est en 1983 que François Mitterrand crée le premier comité d'éthique au monde, qui fera florès puisqu'en 1994, on en recensait plus de 200. Leur suc­cès tient à deux qualités ils sont généralement compé­tents et sont également soumis au pouvoir politique. Ils apparaissent comme des relais destinés à légitimer les positions dominantes et ne peuvent donc servir à démocratiser quoi que ce soit. Par ailleurs, leur autorité morale permet de subtiliser le débat aux citoyens. Enfin leur domaine d'action est étroitement contrôlé : il n'existe pas de comité d'éthique sur l'impact des théo­ries économiques néolibérales ni sur l'usage des armes de destruction massive...

 

En toute logique, pour prendre en compte les intérêts de la collectivité, il faut l'intervention directe de tous les citoyens. Pour cela, les problématiques scientifiques doivent être rendues abordables, grâce à l'enseigne­ment, les livres, revues, conférences ou journées portes ouvertes, les émissions de radio et de télévision. Recou­rons au référendum, comme cela a été le cas en Suède ou en Italie pour décider de l'arrêt des centrales nucléaires. En France, l'Office parlementaire des choix technologiques  (OPCT)  organise  des  auditions publiques sur certains problèmes : il faut que ces audi­tions soient largement relayées dans les médias La «conférence de consensus» danoise a été expérimentée en France par l'OPCT. Des experts y planchent sur un sujet de politique scientifique devant un panel de citoyens, qui débat et remet ses recommandations au Parlement. Cette démarche, relativement protégée des pressions, permet de prendre en compte les nuances, de traiter un problème complexe avec des solutions com­plexes. Au Danemark, elle s'accompagne d'une large médiatisation. Pas en France, où elle a été organisée pendant le Mondial 1998. Ajoutons que le gouverne­ment Jospin avait pris la décision de laisser cultiver le mais transgénique avant même de réunir la conférence

sur les OGM... Autre initiative l'association «Sciences citoyennes» qui oeuvre à une appropriation citoyenne et démocratique de la science et de la technique, par des débats, l'élaboration d'une charte du scientifique, la protection des lanceurs d'alerte. Elle fait partie du réseau européen des «Science Shops» et tisse peu àpeu des liens avec les organisations de la société civile intéressées par la science pour stimuler les capacités d'expertise indépendante des pressions financières et militaires.

 

Les résultats de la recherche publique doivent être accessibles à tous. Ils doivent donc être protégés des méthodes discriminatoires de diffusion de connaissan­ces, comme certains brevets, certains contrats indus­triels de non-divulgation, etc. L'un des modèles à suivre est celui des logiciels et licences libres, inventés par des informaticiens. Leur apport essentiel est la notion de copyleft parallèle à celle bien connue du copyright : un résultat est disponible librement pour tous, pour tous usages, commerciaux ou non, et sa licence d'exploita­tion stipule que tout travail dérivé doit être laissé sous la même licence. C'est le cadre rêvé pour la plupart des travaux scientifiques, une extension naturelle de la méthode scientifique classique. C'est pourquoi j'ai décidé de publier cet ouvrage sous copyleft, avec l'ac­cord total de mon éditeur.

 

À chaque élection, tout citoyen doit être à même d'é­valuer, en toute clarté, les politiques scientifiques pro­posées par les candidats. S'il ignore ce problème, il se trouve en position de subir la science et la technologie, au lieu de les choisir. Pourtant de ces choix dépendent les usages sociaux bénéfiques du travail scientifique ou leur dévoiement vers des oeuvres de mort et de destruc­tion planétaire. Si l'humanité n'invente pas bientôt la démocratie de l’ère scientifique, elle prend un sérieux risque de s'autodétruire.

 

 

 

 

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LE GLOSSAIRE D'HÉLÈNE

 

p.65

AFRIQUE : mot tabou, qui n'apparaît que rarement dans les projets relatifs au développement de la recherche. Lorsque c'est le cas, il est associé au mot humanitaire. Voir «humanitaire».

 

AMÉRIQUE : s'emploie pour Amérique du Nord, voire uniquement États-Unis. En effet, l'Amérique du Sud est très peu évoquée dans les projets sur la recherche. Cette substitution exprime la volonté d'hégémonie des dirigeants des États-Unis sur le conti­nent américain et, par extension, sur le monde ainsi que la fracture scientifique entre le Nord et le Sud.

 

AUTONOMIE : suggère l'idée de liberté, afin de masquer un désen­gagement de l'État. Il s'agit d'une autonomie de gestion, tan­dis que le contrôle financier par les grandes entreprises est renforcé, selon un critère de rentabilité. Par exemple projet d'autonomie des universités.

 

BIBLIOMÉTRIE : il s'agit de compter le nombre de fois où vous êtes cités dans un article de revue. L'exemple classique est le cita­tion index, élaboré à Philadelphie, aux États-Unis. L'évaluation des chercheurs est ainsi automatisée, donc effectuée à coût très réduit par des personnes qui ne comprennent pas le contenu de leurs travaux.

 

BREVET : souvent accolé à licence. Il s'agit d'instaurer des péages pour accéder aux nouvelles connaissances. Exemple breveta­bilité du vivant, brevet logiciel. Voir «rente ».

 

COMPÉTITIVITÉ : dans le cadre de l'économie de marché, capacité d'une entreprise à écraser ses concurrentes, c'est-à-dire à met­tre leurs salariés au chômage et à miner leurs actionnaires. N'a rien à voir avec la science, qui ne cherche à écraser personne, sauf lorsqu'elle est utilisée pour fabriquer des armes de des­truction massive. Mais justement, dans ce cas-là, on ne parle plus de marché ni de compétitivité...

 

DON : associé invariablement à legs, et utilisé au pluriel. Exprime le désengagement financier de l'État dans les domaines où il peut faire appel à la compassion ou aux sentiments de solida­rité des citoyens. Par exemple, on ne quête pas de dons pour la recherche sur les armes nucléaires, mais plutôt pour celle qui concerne les maladies rares que l'État ne prend pas en charge.

 

DYNAMISER : mettre en concurrence selon le modèle commercial. Volonté d'organiser un pilotage de la recherche par l'aval, c'est-à-dire suivant un critère de rentabilité des applications. Voir «rente».

 

ETABLISSEMENT : le gouvernement tend à vouloir le remplacer par Fondation. Souvent accolé à public, comme dans établis­sement public à caractère scientifique et technique (EPST). D'où la volonté d'utiliser un mot différent pour imposer le financement privé.

 

ETATS-UNIS : la très grande partie (environ 90%) des multinatio­nales sont originaires des États-unis. Là réside l'origine du modèle de société donné en exemple. Apparaît presque invaria­blement dans les projets relatifs aux réformes de la recherche.

 

EXCELLENCE : l'excellence d'un chercheur est évaluée par le nom­bre de brevets et de licences qu'il dépose, généralement pour une entreprise avec laquelle il travaille en partenariat. Exprime également l'idée d'exclusion : la recherche ne doit pas être une valeur culturelle accessible partout, mais organisée de façon plus rentable en pôles d'excellence géographiques. Hors de ces pôles, point de recherche. Par exemple: réseaux d'excellence à l'échelle de l'Europe.

 

FONCTIONNAIRE : mot à consonance péjorative dans la vision libé­rale. Dans le cadre de la recherche publique, statut profes­sionnel très mal rémunéré mais qui autorise une grande

liberté d'esprit et donc la prise de risque scientifique. Voir « Néolibéralisme ».

 

HUMANITAIRE : justification sociétale de la recherche publique donnant lieu, à travers des partenariats, à des aides financiè­res minimes aux pays du tiers-monde tout en maintenant un

contrôle sur leurs potentialités. Voir «Afrique».

 

IMPATRIE : travailleur immigré de haut niveau de qualification, de statut précaire et de salaire au rabais. Opposé à expatrié, il constitue le versant bénéficiaire de la fuite des cerveaux, notamment dans le cadre du pillage des pays pauvres Ce terme a été introduit en Amérique du Nord par les directeurs des ressources humaines des multinationales.

 

INNOVATION : aspect rentable à court terme de la recherche scien­tifique. Pour se convaincre que l'innovation ne se substitue pas à la recherche, pensez que ce n'est pas en améliorant la bou­gie qu'on a inventé l'ampoule électrique. Voir «rente».

 

LOBBY : mot anglais, signifiant groupe de pression. Des pressions de toutes sortes, mais généralement en faveur d'intérêts privés, s exercent ainsi sur les partis politiques, les élus, les membres du gouvernement et de nombreux délégués syndicaux au niveau national. Exemple de groupe de pression: France-Bio­tech, qui a constitué l'autoproclamé Conseil Stratégique de l'Innovation. Le harcèlement moral, le chantage au finance­ment et la perversion du langage en sont les conséquences les plus visibles.

 

MANAGEMENT : mot anglais équivalent de gestion en français. Après avoir envahi les écoles de commerce, il cherche à s'im­poser dans la recherche pour la rendre rentable à court terme. Sans grand succès, car la logique de la découverte n'est pas celle des comptables. Voir c< manager».

 

MANAGER : mot anglais qualifiant celui qui fait du management. Incompatible avec la direction scientifique d'un laboratoire ou d'une université où les travailleurs de terrain sont souvent plus compétents que leur hiérarchie dans leur domaine propre de recherche.

 

MOBILITÉ : précarité avec une connotation culpabilisante pour le salarié : êtes-vous réellement mobile? Suggère que vous êtes immobile si vous tentez de refuser la précarisation de votre emploi.

 

MODERNISATION : manière d'imposer à la science de ne travailler que pour le commerce. Exemple : projet de modernisation des universités.

 

NÉOLIBÉRALISME : idéologie postulant la prééminence des firmes privées multinationales, notamment financières, et de la déréglementation des marchés, sur toutes les autres politiques économiques et sociales. Il exprime un projet de société s'ap­puyant sur le désengagement de l'État de ses missions concer­nant les besoins sociaux et culturels de la population. Capable de conduire à des interrogations aussi ridicules que z rentabi­lité économique de la générosité? de l'amour? de l'éducation? de la culture? de la poésie? de la recherche publique civile?

 

PARTENARIAT : le partenaire idéal est une grande société privée. Ce teiTrie suggère l'égalité des rôles entre les partenaires z orga­nismes de recherche et entreprises. Il masque ainsi la subor­dination de la recherche à l'entreprise, issue d'une dépendance financière. Cette dépendance est due au désengagement de l'État. Suggère que vous êtes isolé : avez-vous des partenaires? Voir «dynamiser».

 

PRIVATISATION : notamment des services publics : éducation, santé... Un des moyens utilisés pour conduire au désengage-ment de l'État et à la mise à l'écart des besoins sociaux.

 

PROFESSIONNALISME : contient une dimension culpabilisante faites-vous preuve de professionnalisme dans votre travail de recherche? Traduit la volonté d'assujettir les chercheurs aux grandes entreprises, généralement multinationales, et suggère que vous n êtes pas un professionnel de la recherche Si vous tentez de vous affranchir de cette sujétion. Voir «dynamiser» et «mobilité».

 

PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : terme flou englobant droits d'au­teur, droits des marques, brevets, copyright, etc. Suggère que les idées peuvent (et doivent) être protégées par une appro­priation privée, comme les biens matériels, et nie implicitement cette différence essentielle entre idées et biens z le par­tage des idées est possible sans appauvrissement d'aucune des parties. Voir « brevet».

 

PUBLIOUE : appliqué au mot recherche, signifie que les décou­vertes sont publiées et que leurs bénéfices reviennent au public qui les finance.

 

RENTE : mot tabou, exprimant le fait de toucher de l'argent sans travailler, par exemple à l'aide de brevets, de licences, ou de participations financières. Voir «brevet».

 

RETARD : de la France, de l'Europe, etc., invariablement par rap­port aux États-Unis. Suggère toujours l'évolution inévitable de la société vers plus de privatisations. On ne dit jamais par exemple que les États-Unis sont en retard sur la Suède et la France en matière de protection sociale. Voir «États-Unis».

 

SOUPLESSE : appliquée à l'emploi, exprime la précarisation. Sug­gère également que vous faites preuve de raideur Si vous tentez de refuser la précarisation de votre emploi. Voir «mobilité».

 

STATUT : ... de la fonction publique. Le mot fonctionnaire étant devenu tabou, car difficile à concilier avec les intérêts privés, il n'apparaît plus dans les projets, tel celui des universités. On avance alors la nécessité de changer le statut des chercheurs. Voir «dynamiser» et «mobilité».

 

STRATÉGIOUE : terme d'inspiration militaire et qui tend à suggé­rer la détermination des inspirateurs des projets de société néolibéraux. Sous-entend une organisation forte, sans faille et implacable. Par exemple: Conseil Stratégique de l'innovation (CSI>; plan stratégique 2003-2007.

 

SYNERGIE : dans le contexte du partenariat entre la recherche publique et les grandes entreprises multinationales, exprime l'idée de réduction des domaines de recherche aux besoins du marché. Voir «dynamiser» et «partenariat».

 

VALORISATION : actuellement, la valeur suggérée est uniquement financière, de préférence sous la forme d'une rente à court terme provenant de brevets ou licences. Suggère simultané­ment que la production de connaissances nouvelles (recherche fondamentale) n'a aucune valeur en soi.

Mayenne, le 16 mars 2004.