Deux Candidats et la Recomposition Politique

Diana Johnstone

1 mai 2017

 

          On vit dans un monde de plus en plus fictif, où l’imaginaire collectif est soigneusement guidé vers le rappel constant des « heures les plus sombres de notre histoire ». On exhorte les électeurs à voter pour « faire barrage » à un fantasme du passé en s’imaginant être des « résistants ».  En réalité, en « résistant » aux menaces du passé on se livre allègrement aux pires dangers du présent.

          Entre les cris d’orfraie et les larmes hypocrites, un peu d’analyse serait rafraichissant.  Examinons à tête froide les différences entre les deux candidats en lice.

 

Les Programmes et l’Economie

 

            Le programme de Macron n’est mystérieux que dans la présentation tordue qu’il en donne.   Pourtant, et c’est vite oublié, il avait donné un avant-goût du mélange de désindustrialisation, de précarisation du travail et du mépris pour l’environnement en tant qu’économiste chéri du Président Hollande.  Deux mesures phares donnent la mesure : une grande, la vente d’Alstom au géant américain General Electric, et une petite, la libéralisation du transport par bus.  La grande annonce la fin de la France comme puissance industrielle.  La deuxième illustre la préférence pour la route contre la rail, pour la pollution contre la sécurité, et surtout pour le profit privé contre les services publics (en l’occurrence le SNCF) – toujours sous prétexte de « bénéficier le consommateur » quand, en réalité, la spirale du moindre prix est partenaire du spirale du moindre salaire.

            Contrairement à sa coquetterie dans la matière, Macron a un programme, écrit en grand comité par Jacques Attali, la Commission de Bruxelles, et tous les sommités de la finance internationale qui ont fait la carrière du jeune prodige. C’est le programme de la mondialisation tous azimuts.

                    Les effets sur la France sont clairs. L’accélération du procès en cours. Plus de grande industrie, qui ira là où les prix du travail sont bas. Désespoir pour les paysans, les ouvriers peu qualifiés, les « périphériques » comme on dit.  Mais les professions d’endoctrinement idéologique pourront poursuivre leur tâche de confondre le présent avec les années trente, de combattre « le fascisme » imaginaire. Pour ses jeunes admirateurs plus ou moins diplômes, Macron offre un rêve.  Les start-ups !  Chacun qui a appris un peu d’informatique peut rêver de faire fortune en inventant quelque service superflu.   Pendant que la base productive de la société s’évanouit, milliers de jeunes louveteaux peuvent s’imaginer des Bill Gates français de l’avenir.  Pour eux, Macron s’exclame : « La France a besoin de jeunes qui veulent devenir milliardaires ! »  Tout un programme : c’est le rêve américain.  Et quand on échoue, on se blâme – j’ai gâché ma chance. C’est ça, le rêve américain, suivi d’un réveil pénible dans 99.99 % des cas.

            La France macronisée n’existera plus qu’en terme géographique pour l’industrie du tourisme. 

            Le programme de Marine Le Pen est très différent.  C’est un programme qui vise à aider les petits revenus, les retraités, les handicappés, à préserver les paysans, l’industrie, les services publics. La grande différence est que le programme de Macron, soutenu par l’Union européenne et applaudi par ses gouvernements, bénéficiant de l’enthousiasme médiatique, a des chances de se réaliser.  Tandis que le programme de Marine Le Pen, plutôt « social », sera bloqué par les directives et les régulations de l’Union européenne et le carcan de l’euro.

          Elle semble le savoir.  C’est pour ça qu’au début, elle promettait même, après négociations, d’aller jusqu'à sortir de l’euro par referendum.  Semblable à Jean-Luc Mélenchon.  Tous les deux semblent avoir compris que la préservation de l’industrie, du travail, des services publics et même de la culture françaises exige de sortir de l’euro – et même de l’Union.  Mais ils ont compris en cour de route que le peuple français de le comprenait pas, et que brandir la sortie de l’euro faisait peur. Avec Nicolas Dupont-Aignan, la sortie de l’euro n’est plus d’actualité.  Mais le problème reste.

          Ainsi on a le choix entre un gouvernement qui aura du mal à accomplir son programme plutôt positif, et un gouvernement qui aura tous les avantages pour accomplir son programme de destruction de l’économie et de la culture française.

 

La Guerre et l’Immigration

 

          Les deux sont liés.  Mais curieusement, tandis que la question de l’immigration passionne les foules, que ce soit pour ou contre, la question de la guerre ne semble intéresser personne.  Et pourtant le danger est grandissant.

          Avec Sarkozy/BHL en Libye, puis avec Hollande/Fabius en Syrie, la France a joué le rôle du petit chien qui, en promenade, court devant sons maître en aboyant joyeusement. Emmanuel Macron se montre prêt à endosser ce même rôle. Pour ça il faut se montrer résolument contre « les dictateurs » ciblés par Washington. Macron se montre encore plus russophobe que Hollande, c’est beaucoup dire, et prêt à se joindre à « la coalition » (entreprise criminelle armée) en privant la Syrie de gouvernement au profit du chaos et d’islamistes fanatiques.

          Ce sont les guerres qui font grossir les flots de réfugiés vers l’Europe. Sur ce point Macron est conséquent : il accepte et les guerres et l’immigration de masse.

Marine le Pen c’est le contraire.  Elle ne veut pas d’immigrés – ou si peu – mais elle ne veut pas les guerres génitrices d’immigrés non plus.

          Dans le monde des mensonges où nous vivons, le plus dangereux est celui importé des Etats-Unis, inventé par la campagne de Hillary Clinton pour excuser son échec : c’est la faute aux Russes.  C’est l’ingérence de Poutine dans nos élections démocratiques. C’est un mensonge qui fait monter les tensions, exploité par le parti de la guerre, puissant à Washington. Ainsi on a créé une extraordinaire hystérie anti-Poutine à un moment où on est à deux pas d’un conflit armé entre Etats-Unis et Russie en Syrie.  Les voix du maître transatlantique font tout pour répandre la même hystérie en France.

          On peut être sûr que tous les hommes et les femmes politiques et médiatiques français soigneusement sélectionnés par Washington pendant des décennies, grâce aux « programmes des Young Leaders » et autres réseaux d’influence, ajoutent leur voix au cris de scandale contre l’ingérence russe. C’est encore un aspect du monde fictif où on veut nous tenir enfermés.

          Toute cette hostilité verbale semble n’avoir d’autre objectif que de préparer les populations pour l’hostilité armée.  Les néoconservateurs, toujours au pouvoir à Washington malgré la défaite de leur candidate Hillary Clinton, souhaiteraient entraîner l’Otan, et la France avec, dans leur conflit contre la Russie, que ce soit en Syrie ou en Ukraine.

          Marine Le Pen est consciente du danger.  Une guerre avec la Russie n’est pas dans les intérêts de la France.  C’est une évidence.  Trois des quatre candidats en tête de la première tour étaient conscient du danger et voulaient l’éloigner (Fillon, Mélenchon, et Le Pen).  Sauf un : Macron. Le choix des grands médias et de l’oligarchie atlantiste.

          Le meilleur argument en faveur de Marine est sa politique étrangère, qu’elle n’évoque presque pas.  Car malheureusement, tragiquement, la paix n’est pas un argument qui porte.

          Etrange époque où la gauche considère la libre circulation des immigrés plus important que l’opposition à la guerre mondiale.  Mais les deux questions sont liées. La guerre étant la cause principale des réfugiés, une politique de paix est le meilleur moyen de permettre les gens de rester chez eux. 

Cela montre que le marxisme est mort dans la gauche française. Toute trace de l’esprit du « socialisme scientifique » est disparue, toute analyse est remplacée par le sentiment.  Pour presque toute la gauche, la preuve (la seule en fait) du « fascisme » de MLP est son opposition à l’immigration.  Du point de vue de la classe ouvrière, l’immigration en temps de chômage a toujours été néfaste, un moyen de faire baisser encore les salaires et de priver les ouvriers de tout moyen de combat.  Mais cette constatation vient d’une analyse de la situation et des rapports de force.  C’est « marxiste ». Tandis que donner priorité à l’accueil des immigrants est une réaction sentimentale, un vestige du christianisme de gauche.   

Et ce sentimentalisme, qui ignore causes et effets sociaux, qui ignore les rapports de force, ne fait qu’intégrer la France psychologiquement dans un monde de guerres et de misères sans fin, où la seule réaction est de sympathiser avec les victimes.  Mais jamais d’agir pour combattre les causes profondes.

Oui, il faut traiter les gens correctement, qu’on les accueille ou non, et le meilleur moyen serait d’authentiques efforts d’améliorer les perspectives des pays du Sud dans tous les domaines. De tels efforts sont exclus par une politique dictée par les plus grands profits pour le capital international.

 

Les Candidats

 

          Lui : un arriviste de la pire espèce, qui exprime une colère d’autant plus dangereuse qu’elle paraît vide de vraie motivation, qui cherche son objet.  C’est un bonimenteur accompli, qui prétend être pour « le peuple » qu’il méprise visiblement, étant le protégé des mégalomanes comme Jacques Attali à l’ambition illimitée.  Macron n’a pas honte d’utiliser la Shoah comme argument électoral, de visiter Oradour pour se donner une dimension pathétique.  Le faux et l’usage de faux. L’aspect connu du personnage est un avertissement.  L’aspect inconnu est encore plus inquiétant.

          Elle : la fille très douée en train de « tuer le père » (en jargon psy), c’est à dire de suivre son propre chemin.  Déjà son père n’était pas « fasciste » mais un tribun des petits commerçants qui, dépité par la perte de l’Algérie française, avait utilisé son bagout pour fédéraliser un ramassis de perdants de l’histoire sans autre ambition que de râler. Les Mitterrandiens ont trouvé utile de gonfler ce club de vieux réacs en menace pour la République, pour mieux cacher leur abandon des politiques socialisantes. 

L’héritière a d’autres idées.

Il est très vraisemblable que pour Marine, la dédiabolisation n’est pas un moyen mais le but. Elle a souffert, jeune, d’être « la fille de » et depuis qu’elle prend en main le parti de papa elle se libère de lui comme elle se libérera du parti si jamais elle est élue.  Avec Philippot et d’autres de sa génération on verra sans doute naître le « Parti des Patriotes »…

Sa plus grande faute est son islamophobie exagérée, qui n’a même pas réussi à plaire au CRIF, mais qui l’amène à prendre des positions ridicules et impossibles à renforcer, telle l’interdiction du voile musulmane dans la rue, qui montre qu’elle n’a pas complété sa mue. 

 

La Recomposition Politique

 

                Le ralliement de Nicolas Dupont-Aignan est d’abord une caution personnelle, pour signaler qu’elle est fréquentable.  Si jamais elle gagne, d’autres ralliements ne tarderont pas de marginaliser ce qui reste du vieux parti paternel.

                L’ironie veut que Dupont-Aignan, qui vient la « dédiaboliser », est plus à droite qu’elle sur certains sujets.  N’empêche : sa démarche vise à une recomposition du paysage politique qui permettrait de développer plus de clarté dans les débats.  Le grand avantage d’une Présidence Marine Le Pen pourrait être de mettre fin à la peur de revenants et d’être plongé dans les querelles et les problèmes du présent.  Le fait que le tandem Marine-Nicolas ne sera pas « fasciste » pourra crever l’abcès et obliger la gauche de se renouveler sur les bases plus réalistes.

Le « danger fasciste » est imaginaire.  Un autre danger existe : l’incapacité de gouverner causée par l’opposition atlantiste/européenne d’en haut et les troubles causés par les protestations « anti-fascistes » d’en bas.  Le Pen risque de ne pas pouvoir prouver qu’elle n’est pas « fasciste » parce que les désordres de rue appelleront une répression qui sera vue comme la confirmation de l’accusation.  Un cercle vicieux est à craindre.

La montée du vrai fascisme fut accompagné de violence, de bagarres de rue, où des bandes fascistes intimidaient leur adversaires, les privaient de parole, les attaquaient physiquement. Et qu’est-ce qu’on voit aujourd’hui ?  Les bandes d’autoproclamés « antifa » qui se comportent exactement de cette façon, perturbant les réunions et s’attaquant aux individus qu’ils accusent de « fascisme » pour leur esprit critique.  Ils sont en effet les milices du système, les chiens de garde de impérialisme américain. Aujourd’hui par leur comportement, les « anti-fascistes » sont les seuls authentiques fascistes en vue.  

Pour être vraie, une gauche renouvelée devra renoncer à sa fictive « lutte contre le fascisme » pour lutter contre le vrai ennemi : l’impérialisme en forme de « globalisation », les guerres pour détruire le Moyen Orient, la dictature de la finance et une politique « identitaire » qui divise les peuples.  Dans cette élection, la gauche a perdu.  Elle a une dernière chance de choisir son adversaire politique de demain.  Ou c’est la politique du pire, avec Macron. Ou c’est le choix d’un adversaire vraiment politique, avec lequel on peut trouver les désaccords et même des accords, mais basés dans la réalité du présent.

            Et la classe ouvrière dans tout cela ? Actuellement, la majorité des ouvriers votent pour Marine Le Pen. Lorsque le Président Macron se hâtera de poursuivre le démantèlement de l’état social qu’il avait déjà entamé dans le gouvernement Hollande, je me demande avec quel enthousiasme les ouvriers qui avaient voté Marine Le Pen iront rejoindre les partis « de gauche » qui auraient contribué à élire Macron en « barrant la route au fascisme ».  Quelle sera la gratitude de la classe ouvrière pour cette héroïque protection ? 

 

Diana Johnstone s’oppose activement aux guerres impérialistes américaines depuis 50 ans. Elle est auteur de plusieurs livres.  Elle écrit l’introduction et la conclusion du livre des mémoires de son père, Paul H. Johnstone, From MAD to Madness : Inside Pentagon Nuclear War Planning, Clarity Press, Atlanta, 2017.